L'incarcération d'un journaliste dont le procès aura lieu le 15 avril à Dakar (après un premier renvoi, hier) pour chantage sur deux ministres de la République est une grosse épine dans le pied des défenseurs de la dépénalisation du délit de presse préconisée dans le projet de nouveau code de la presse du Sénégal, mais rejeté par des députés qui voient à travers ce texte une volonté des journalistes d'être des justiciables pas comme les autres - pour ne pas dire au-dessus des autres.
Tant qu'il y a risque que des journalistes, dans l'exercice de leur fonction, enfreignent la loi de manière délibérée et pour des faveurs indues, il faudra préciser et détailler les délits de presse qu'on souhaiterait voir dépénalisés. Parce que la mauvaise expérience d'Ibrahima Ngom Damel vient rappeler que la concussion et le chantage peuvent être des délits de presse si leur auteur se prévaut de sa qualité de journaliste pour extorquer de l'argent et/ou des faveurs d'autres natures à ses victimes. Tout individu – autre que journaliste – qui ferait chanter un tiers se frayerait un chemin vers la prison ; pourquoi alors le journaliste ferait-il exception quand, faisant son travail, il commet la même faute ?
Avant Ngom Damel, d'autres journalistes, pas du tout scrupuleux, ont eu à menacer de détruire des citoyens, qui dans un ou des articles, qui dans une émission, un reportage, commentaire etc. Des menaces de déballage d'actes déshonorants que la cible aurait commis. Comme cela a été le cas contre un ministre accusé d'avoir fricoté avec une reine de beauté… Une "révélation"du type de celles libellées sous forme de "devinette" dont est si friande la presse people. Tant et si bien que des jeunes journalistes et étudiants en journalisme en sont venus à croire que la devinette et les "Off", "Bulles" et autres brèves de la même eau sont un genre rédactionnel au même titre que la quinzaine d'autres en usage dans l'écriture journalistique…
Des révélations mises en suspens en attendant que la cible réagisse - par une grosse enveloppe ( ?) Dans la plupart des cas, il n'y a jamais de suite. Serait-ce à dire que la personne visée a fait une libéralité permettant de circonscrire les dégâts annoncés de manière à peine subtile ? Certaines devinettes sont des moyens de chantage… "Devinez quel est ce ministre de la République surpris dans une chambre d'hôtel dans les bras de telle fille ? Un an d'abonnement à votre journal préféré à qui trouvera l'identité de ce ministre fornicateur". C'est dans ce style-là que sont rédigés des brèves aux objectifs suspects.
Si on en est partisan ou partisane, il faut être très circonspect avec la dépénalisation du délit de presse pour qu'elle ne couvre pas des gredins agissant sous les habits de journalistes. Cela est un grand défi. Répétons-le notre ritournelle (depuis que nous l'avons écrit dans de précédentes éditions de cette chronique) : nous journalistes sénégalais, qui réclamons à cor et à cri la dépénalisation du délit de presse, devons être capables d'être régis par une telle disposition qui éviterait à tout journaliste d'être condamné à la prison pour des faits liés à son travail. Fort bien ! Mais qu'on fasse alors une exception pour que la concussion et le chantage "journalistique" ne soient pas couverts par cette "faveur".
Il y a aussi délit de presse quand le journaliste propose de taire les informations dont il dispose contre les faveurs matérielles et/ou monétaires de la part de la personne à qui il les demande. Le fait est d'une récurrence effarante. Souvenons-nous de cette affaire qui mena en prison un journaliste d'un titre dakarois qui extorquait de l'argent à une notaire ayant des démêlées judiciaires qu'elle tenait à ce que le procès en résultant ne fût pas relaté par les chroniqueurs judiciaires. Et le journaliste, à chaque fois que ces affaires étaient inscrites au rôle du tribunal ou qu'il était lui-même à court d'argent, allait voir la notaire pour l'alerter que la presse allait écrire sur l'affaire et que le seul moyen d'éviter que le scandale fût étalé dans les journaux c'était de lui donner, à lui le journaliste, une enveloppe à répartir entre les journalistes (véreux eux aussi). N'est-t-ce pas là un délit de presse, puisque le journaliste le commet dans l'exercice de sa fonction ? Cette faute serait-elle couverte par la "déprisonnalisation" ?
Le leader du Synpics lui-même, Ibrahima Khaliloulah Ndiaye, avoue, ces temps-ci, qu'il faut "mettre de l'ordre dans la presse" sénégalaise… Il a raison. Et dans un entretien cité par Walf Grand-Place en décembre 2012, disait qu'"il ne peut avoir de vrais et de faux journalistes. On est journaliste ou, on ne l'est pas. Le journalisme reste un métier ouvert, certains parlent d'assainir le milieu, ou de mettre de l'ordre, mais nous ne pouvons pas faire, dans comme les médecins, ou les architectes". Mieux poursuit-il,"le journalisme est un métier noble, il n'est pas dit que quiconque épuise ses cartouches se reconvertit dans le milieu. Nous n'avons pas à accueillir toute la misère du monde». La presse est un métier ouvert ; et ne peut avoir des procédures d'admission comme chez les avocats, les architectes et autres corporations régies chacune par un ordre, avait encore dit le leader du Synpics. L'idée de créer un "ordre des journalistes du Sénégal" fut agitée, il y a quelques années, et fut tenu un séminaire à Dakar et auquel participa votre serviteur. Mais, on jeta le gant à cause de la complexité de la tâche et des implications de placer le métier de journalisme sous la surveillance d'un ordre.
Une profession ouverte mais peu regardante sur qui la pratique ! Et font irruption toutes sortes d'individus dont certains deviennent des corrompus, des maîtres chanteurs, des délateurs, des infiltrés d'officines et de services de renseignements, d'ex-vigiles, d'ex-vendeurs de carottes etc. Excusez du peu. Ce n'est même pas la peine de faire allusion à ces faisans qui se sont "enrichis à la vitesse digne des Jeux olympiques", comme disait un ancien chef du contre-espionnage de France, le comte Alexandre de Marenches.
Post-scriptum : Nous avons éprouvé un réel soulagement en apprenant par la presse la relaxe du journaliste Mamadou Sèye, ancien directeur général du quotidien national Le Soleil incarcéré pendant près plus d'un an à la maison d'arrêt et de correction de Rebeuss pour escroquerie. Le 17 mars, il a été innocenté par la première chambre correctionnelle du tribunal hors-classe de Dakar. On a eu une profonde pensée pour ce journaliste que la presse a ignoré préférant parler d'autres individus qui ont mille fois moins mérité l'intérêt de la presse. Dieu et la justice immanente – puis celle des hommes – ont bien fait les choses.
Jean Meïssa Diop
source: http://www.seneplus.com/article/ces-autres-d%C3%A9lits-de-presse-pas-du-tout-d%C3%A9fendables