Le phénomène des mendiants existe dans beaucoup de pays, notamment dans les grandes villes. Dans la sous région, il est accentué par un problème particulier, celui des enfants mendiants et de la rue. Seulement, autant d’enfants qui mendient dans la rue, dans une autre région, dans un pays qui soit pauvre comme c’est le cas du Sénégal, il n’existe nulle part. C’est le constat fait par Mme Dominique Délicour, Ambassadeur, Chef de la délégation de l’Union Européenne au Sénégal et Mme Muriel Berset Kohen, Ambassadeur de Suisse au Sénégal, suite à une séance de maraude dans les rues de Dakar auprès l’équipe d’assistance d’urgence de Samusocial Sénégal. Entretien croisé. Pourquoi avoir choisi de participation à une maraude avec Samusocial Sénégal ?
Mme Muriel Berset Kohen: pour ce qui est de la Suisse, une des coopérations prioritaires qu’on a avec le Sénégal est dans le domaine des droits de l’homme et en particulier de la justice juvénile et protection de l’enfance. Par conséquent, on soutient, surtout dans le domaine infrastructure-rénovation un certain nombre de structure qui accueillent des enfants. C’est comme-ça aussi qu’on soutient le Samusocial. Et, il y a quelques mois, le groupe des femmes ambassadeurs au Sénégal qui se réunit régulièrement, accueille et parle avec des personnes vivant au Sénégal et font des actions de manière à ce qu’on comprenne mieux le pays dans lequel on est, s’est réuni. Et Isabelle de Guillebon (Directrice Samusocial Sénégal-ndlr) était là.
On a eu une discussion dans un groupe ensemble et c’est là qu’on a décidé, de par le fait que nous sommes dans l’Union européenne, la Suisse, plus modestement certainement, impliquée dans la protection de l’enfance, des droits de l’homme plus généralement a accepté l’offre d’Isabelle de Guillebon pour faire une fois une maraude avec le Samusocial pour vraiment savoir, c’est une chose, tout ce qu’on peut lire et d’imaginer, c’en est une autre, de voir également qu’est-ce qui se passe vraiment pendant les maraudes du Samusocial dans la rue.
Mme Dominique Délicour: Pour ce qui est de l’Union européenne, la question du droit des enfants fait partie de notre dialogue avec les autorités sénégalaises. On à un dialogue régulier, on en a parlé très récemment avec le ministre de la Justice et tous les Etats membres de l’Union, mais on essaie aussi d’appuyer des actions concrètes en faveur de la protection des enfants.
Il y a des fonds, via le siège, qui sont déjà octroyés au Samusocial, mais surtout, étant donné la dimension de cette problématique qui a une composante trafic d’enfants au niveau régional, on a prévu de lancer un appel à projet au début de l’année prochaine dont une des composantes sera la lutte contre le trafic des enfants avec l’idée d’avoir un appel régional, c’est-à-dire pas seulement ce qui se passe au Sénégal, mais comment ça se passe avec les pays voisins. Est-ce qu’on peut faire une action qui irait dans le domaine de prévention, d’accords qui permettraient de travailler en amont du problème. C’est pour cela aussi que ça nous a intéressés au niveau de l’Union européenne de prendre le travail du Samusocial, de voir d’où viennent les enfants et de comprendre comment ce trafic se développe ici à Dakar.
Après une première expérience de maraude la nuit du mardi 26 au mercredi 27 novembre 2013, quel enseignement tirer? Qu’est-ce qui vous a marqué dans la rue?
Mme Muriel Berset Kohen: Quand je suis rentré chez-moi, l’image qui m’est revenue au moment où je me couchais dans mon lit, c’est celles des corps. J’ai vu les corps, ces petits corps d’enfants sur les trottoirs de Sandaga, serrés directement les uns contre les autres dans des sacs de riz (qui leur servent de matelas pour dormir-ndlr). Cela permet de mesurer tout le scandale que représente le fait d’avoir de petits enfants qui dorment dans rue la nuit à Dakar. C’était la première chose. Après on a vu des choses finalement assez différentes. On est allé à Rebeuss d’abord et là, on a vu plusieurs groupes de jeunes. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il y a des catégories très différentes: des jeunes adultes qui sont là manifestement depuis très longtemps, certains ont passé 20 ans dans la rue, puis des plus petits qui ont 12, 13 ans et en fin il y avait cet enfant, un talibé qui s’était rajouté aux fugueurs qui étaient battus et qui a été ramené au Samusocial. C’est manifeste que certains se droguent, ça se voit en fait et on le perçoit toute suite, on le sent directement. L’autre fait marquant c’est que je trouvais que c’est un endroit très pauvre, très insalubre, un coin de bidonville pratiquement en pleine ville, Rebeuss. Et, la différence sociale, le niveau de vie entre les enfants et leur entourage, les gens qui vivent-là, n’est pas grand. C’est même difficile pour nous de distinguer entre les enfants qui sont dans la rue et ceux qui ne le sont pas. Après on a parlé avec eux, on a vu là où ils dormaient, on s’est rendu compte qu’il y avait là d’autres enfants qui vivaient tout au tour et il n’y avait pas beaucoup de différence. Il y a aussi d’autres endroits qui sont différents. Il y a ceux qu’on a vu ensuite qui dormaient sur le trottoir, clairement isolés. Dans cet endroit, tout le monde est vraiment pauvre et très misérable.
Je suis très impressionnée par la relation de confiance, les maraudes sont organisées. Les enfants savent par exemple tel jour ce sera tel endroit, le jour suivant un autre et ils viennent. Il y a du suivi, c’est planifié et organisé, ce qui permet de créer cette relation de confiance avec les enfants. Il y a aussi des discussions qui sont faites plutôt par l’assistante sociale et qui permettent de détecter les différentes situations, les différents besoins et d’aborder des problématiques qui concernent les enfants directement. Comme ce sont des enfants en rupture de société, ils n’ont pas probablement beaucoup d’occasion d’avoir avec des adultes ce type d’échange.
Avez-vous les mêmes impressions ?
Mme Dominique Délicour: En plus de ce que dit Muriel, ce qui m’a vraiment impressionné c’est l’équipe du Samusoacial, il y avait un jeune médecin sénégalais, une assistante sociale sénégalaise et ce chauffeur animateur. On voyait d’abord que les enfants les connaissaient et, puis ils ont une approche des enfants qui est très délicate, je dirais. Ils ne s’imposent pas. On a garé le camion-ambulance un peu plus loin et ils approchent en douceur et on voit que les enfants viennent vers eux, ils les connaissent. Ils ont une façon de leur parler. En fait il y avait de la confiance, beaucoup de délicatesse, beaucoup de sens d’humanité et en même temps un extrême professionnalisme.
J’étais aussi très impressionnée par notre discussion avant de partir en maraude avec une façon professionnelle de contrôler est-ce qu’on a tout ce qu’il faut pour pouvoir intervenir est en place: est-ce qu’on a le lait ? Où on va ce soir ? Comment est-ce qu’après on rend compte ? etc. C’est une organisation pour déterminer ce qu’on a fait et pour alimenter aussi une base de données statistiques. Pour dire que ce n’est pas une organisation charitable (…) Cela repose sur un engagement d’un personnel sénégalais qui est tout à fait remarquable.
L’autre aspect qui m’a frappé, c’est qu’il y a des enfants, puisque le Samusocial à 10 ans, qui avaient été connus par le Samusocial il y a 10 ans qui sont toujours dans la rue. Ce n’est pas le rôle du Samusocial de les réintégrer. Mais ça interpelle dans le sens où il y a une explosion urbaine, avec de plus en plus de gens qui viennent dans les villes en particulier à Dakar. Donc il y a là un phénomène d’exclusion sociale qui est en train de se gonfler de plus en plus. Ces jeunes qui ont 20 ans et qui ne sont pas sortis de la rue, qu’est-ce que cela peut provoquer à terme, en termes d’instabilité sociale, etc. Il y a vraiment un travail à faire en amont, de vraies questions à se poser: des questions de la prévention, de l’éducation, de la responsabilité du gouvernement qui veut mettre en place un système où les daaras entreraient dans une réglementation qui sera mieux contrôlée avec de vrais programmes scolaire etc.
C’est vraiment un défi pour le pays, défi auquel il doit s’attaquer maintenant sous peine de se voir confronté à cette bombe sociale, surtout dans les villes. Je crois que le gouvernement en a tout à fait conscience mais là il faudrait maintenant passer à la mise en œuvre des actions concrètes. En plus de cette idée de contractualisation, c’est-à-dire ces associations, elles jouent un rôle, la question c’est comment on peut assurer leur minimum vital à travers une espèce de contrat de partenariat, quitte à ce que les bailleurs de fonds viennent en appoint pour faire de l’activité supplémentaire. Ça c’est pour ce qui est duratif, mais au niveau de la prévention il y énormément à faire. Je sais que le gouvernement travaille là-dessus, mais il faut avancer pour éviter que le problème ne devienne ingérable.
Les enfants de la rue c’est un phénomène des grandes villes. En tant que diplomates qui bougez beaucoup, y a-t-il des ressemblances entre ce qu’on voit à Dakar et d’autres capitales?
Mme Muriel Berset Kohen: Comme on est ambassadeur et diplomate, on se déplace dans beaucoup de pays. Moi je suis accrédité dans six pays de la région aussi la Guinée-Bissau, la Gambie, le Mali, donc des pays de provenance et où il y a aussi des enfants dans la rue. Mais je dois dire que je n’ai jamais vu dans une autre région, dans un pays qui soit pauvre mais où il y a autant d’enfants mendiants. Il y a beaucoup de pays où il y a des mendiants, mais autant d’enfants dans la rue qui mendient, ça, je n’ai jamais vu ailleurs.
Donc cela traduit une réalité sociale qui est au-delà de la question simplement de la pauvreté et la misère. Et là, il y a un vrai sursaut de la société, des confréries religieuses, des autorités pour aborder vraiment ce problème, parce que c’est curatif. On essaye, avec le Samu qui fait un travail merveilleux, de trouver des réponses ponctuelles, mais cela ne va pas traiter. Il faut prévenir et à ce niveau, seules les autorités avec tous les partenaires évidemment de la société peuvent réellement apporter une réponse qui fait que les enfants ne grandissent pas dans la rue.
Quand je vois des jeunes qu’on a vus hier (nuit du mardi au mercredi dernier-ndlr), qui y ont passé plus de 20 ans, quel citoyen ils vont devenir? Là vraiment je pense que c’est une menace pour le développement d’un pays, d’autres pays, de la sous-région aussi, le Sénégal n’est pas le seul. Mais il y a des moments d’émotion de temps en temps, comme lorsque le daara où il y avait des enfants à la Médina a pris feu, puis après ça retombe.
On mesure aussi le développement d’une société à la manière dont cette société traite ses enfants. Il faut vraiment un sursaut et vous de la presse vous aussi un rôle d’alerte à jouer. On ne doit pas s’habituer et trouver normal de voir tout le temps des enfants dans la rue toute la journée, dans les gaz d’échappement, dans des tenues salles, déscolarisés.
Finalement qu’est-ce qu’il faut de manière concrète pour arriver à éradiquer définitivement ce problème?
Mme Dominique Délicour: Je pense d’abord qu’il faudrait, comme le gouvernement a l’intention de le faire, regarder de beaucoup plus près ce qui se passe dans ces daaras qui, en réalité ne sont que de vrais faux daaras. Donc il y a vraiment un travail à faire de lutter contre les trafics: un trafic à l’intérieur du Sénégal et des pays limitrophes. On a interrogé plusieurs enfants et il y en avait beaucoup qui venaient de la région de Kolda ou de Kaolack, etc. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce trafic qui fait que ces enfants arrivent là? Il y a un travail à mon avis de prévention à faire dans ces villes là, auprès de ces familles défavorisées pour les sensibiliser sur ce qui va arriver à leurs enfants si elles les confient à un marabout sans scrupule ou à des faux marabouts, il faut le dire carrément. Donc sensibilisation des familles, contrôle beaucoup plus stricte de ces soi-disant daaras qui n’en sont pas, et puis il y a un travail aussi à faire avec les confréries religieuses pour qu’elles aussi, qui ont une influence énorme dans la société, prennent en main ce problème et contribuent à une meilleure veille sur tous les abus qui sont faits au nom de l’enseignement coranique.
Après il y a un travail à faire aussi au niveau régional: tout ce qui est surveillance et contrôle aux frontières. Comment se fait-il que toute une série d’enfants puissent traverser la frontière de Guinée Bissau, de Gambie, pour venir ici ? Il doit y avoir aussi des moyens. Il y a un autre constat à confirmer, un certain nombre de familles qui ne veulent plus mettre leurs enfants dans le système scolaire formel, parce qu’elles ne s’y retrouvent pas. Elles préfèrent envoyer leurs enfants à l’école coranique, mais tout l’enjeu c’est de donner un enseignement qui ne soit pas uniquement le Coran, mais donner des outils à l’enfant pour pouvoir après trouver du travail décent.
Par rapport à la récupération de ces enfants, je veux proposer par exemple à la mairie de Dakar, qui développe des programmes à haute intensité de mains d’œuvre, de travailler avec des jeunes pour du pavage etc. Je pense qu’il y aurait aussi un partenariat à trouver avec la municipalité de Dakar et des communes d’arrondissement pour que ces enfants qui trainent dans la rue puissent aussi, aux côtés de jeunes des quartiers qui ne sont pas dans la rue et qui n’ont pas du travail non plus être resocialisés dans une activité d’intérêt public. Des entreprises de la place sont aussi prêtes à prendre des enfants de la rue en stage. Il y aussi des exemples au Brésil, dans certaines villes où des jeunes délinquants sont utilisés pour faire des travaux d’intérêt public, de la récupération de déchets, etc. en vue de leur resocialisation. Il y a aussi un travail à faire au niveau local pour voir quel type de reconversion on peut imaginer pour que ces enfants ne soient pas condamnés toute leur vie même quand ils deviennent adultes, à errer dans les rues.
L’Etat grandement responsable…
Mme Muriel Berset Kohen: Il appartient à l’Etat de trouver et proposer des modèles d’école alternatives dans lesquels ses parents se retrouvent. Le projet de daaras modernes, cela fait dix ans qu’on en entend parler, qu’on fait des cartographies, mais en fin pas grand-chose. Moi, l’expérience que j’ai, depuis plus de trois ans et demi que je suis au Sénégal, c’est qu’il y a des vrais marabouts, ceux qui sont conscients de la problématique, et qui ne veulent pas qu’on les mette dans le lot des faux marabouts, trafiquants d’enfants, qui sont prêts à discuter de ça.
Maintenant, je nuancerai en ce sens que je suis favorable à une approche pragmatique parce que le daara moderne, comme on l’appel, c’est peut-être mettre un peu la charrue avant les bœufs. La question déjà c’est trouver un moyen qui soit régi collectivement par les partenaires (les confréries, l’Etat, les partenaires sociaux et autres) pour identifier les daaras et les réglementer, c’est-à-dire que les daaras fassent au minimum ce qu’ils sont censé faire: c’est héberger, nourrir des enfants et les éduquer, même s’ils font de l’apprentissage du Coran uniquement. Mais que le rôle des talibés et des marabouts dans les daaras soit vraiment contrôlé collectivement par les intéressés parce que c’est un sujet difficile.
Et après petit à petit on pourra évoluer parce qu’on ne peut pas faire des daaras qui soient plus modernes que les écoles publiques elles-mêmes, soyons un peu plus réaliste. Les écoles publiques ont d’énormes difficultés déjà. Mais si on ne commence pas par se mettre d’accord sur le fait d’identifier et de réglementer de manière à ce que ce soit de vrais marabouts, de vrai talibés qui les fréquentent, donc un cursus prédéfini, c’est peine perdu. Je pense que dans la prévention, c’est empirique ce que je dis maintenant, il y a surement beaucoup de sensibilisation à faire dans les régions, dans les campagnes sur le fait que vivre dehors dans l’espace public au village, peut être normal, selon l’organisation sociale, mais vivre en ville dans la rue pour un enfant, ce n’est pas du tout la même chose. C’est dangereux, c’est nocif de tout point de vue, il y a peut-être des gens dans des régions rurales qui ne perçoivent pas forcément cela.