Dimanche, je ne me suis pas rendue à la mosquée. Je ne me suis pas inclinée deux fois pour prier Allah. Je n’ai pas égorgé de mouton, pas seulement parce que je n’aime pas les armes blanches, ni parce que je suis une femme, d’ailleurs. Pas une peau de bête ne traîne dans ma cour. Ah, j’oubliais que je n’ai pas de cour. Cherchez bien, vous n’y trouverez pas une paire de cornes. Une odeur de grillade poivrée, un repas qui mijote ? Ce sont sûrement mes voisins, ces veinards ! Derrière mon écran, j’imagine déjà vos mines interloquées, vos sourcils en points d’interrogation, vos soupirs et votre compassion. Gardez-la dans vos tiroirs, celle-là, certains sont sûrement plus à plaindre que moi.
Car, comme des millions d’entre nous- n’insistez pas, vous n’aurez pas le nombre exact, j’ai horreur des chiffres et je ne sais pas compter- j’ai dignement célébré la Fête du Sacrifice. Je ne connaissais pas personnellement le mouton, ni ses parents d’ailleurs. Il faut dire que nous n’avions pas été présentés, du moins pas de façon officielle. Je me suis seulement invitée à «sa» fête comme on dit. On lui a pris quelques côtelettes, qui de rouges qu’elles étaient, ont pris quelques couleurs, quelques saveurs aussi.
J’ai attendu qu’elles me soient servies, avec une patience toute feinte, et la tête de quelqu’un qui médite. Ah, je n’avais pas vu la moutarde (j’aurais eu trop honte de demander). J’ai mâché longuement, un peu comme un ruminant, sans mauvais jeu de mots. Il faut dire que ce n’est jamais bien cuit ces choses-là, mais je ne me plains pas. Je regarde mes vis-à-vis- ma maman m’a bien dit que ce n’était pas très poli- on jurerait qu’ils se curent les dents avec leurs côtelettes, et moi aussi d’ailleurs !
Comment, c’est déjà fini ? Ouf ! Un peu plus et je criais au scandale : ce n’était que «l’entrée». On me laisse le soin de digérer. Dieu sait que je pourrais avaler le mouton à moi seule, si seulement on me laissait faire. Je ne compte pas le nombre de plats que l’on apporte. Ne compte que le contenu, et ce fumet…ce fumet : de la viande, des oignons, des olives, et un peu de pain, que je ne prends vraiment que pour faire semblant. J’ignore combien de fois ma main est allée du bol à ma bouche, et de ma bouche au bol. J’ai mangé devant moi, marquant mon territoire. Mes cinq doigts, j’y aurais volontiers mis les dix, ont évité les diagonales, pas par politesse, mais par peur de la riposte : un ennemi en danger est un ennemi dangereux.
Me voilà enfin repue, rassasiée. Je me lave les mains comme on nettoierait l’arme du crime, et j’accepte le cure-dents que me tend la maîtresse de maison : il ne faut pas laisser de trace. Mon ventre a doublé de volume et je le cache honteusement, comme un sac de voleur. Je ne veux plus rien, je ne «peux» plus rien à vrai dire. Du thé, un verre de soda ? Le coffre est plein, pas de surcharge. N’insistez pas je vous prie, au secours !
Je prends congé, mes jambes m’écoutent à peine. Je peux enfin affronter la cuisine poivrée de mon quartier. On sonne à la porte. C’est la voisine du dessus, avec un grand bol marqué de ses initiales, et ce n’est que pour moi. On sonne encore, c’est la dame du rez-de-chaussée, je l’aurais parié, je reconnais son pas. On sonne, on sonne encore…Je ne sais pas compter, mais je sais soupeser. Dans ma maison sans cour, il y a l’équivalent d’un mouton que je n’ai pas égorgé. Combien sont-ils d’ailleurs, je l’ignore. Pas de peaux, pas de cornes…
Pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Parce que peu importe que je sois allée ou non à la mosquée. Moi aussi, j’ai célébré l’Aïd, comme des millions d’entre nous. Je ne sais pas vous, mais ma Tabaski à moi avait l’exquise saveur de l’amitié et de la générosité, de l’amour et du partage. Personne ne m’a demandé à quelle «chapelle» j’appartenais ou si je priais cinq fois… Dans une sorte de communion, les mains vont et viennent. Au creux du bol, elles se ressemblent toutes. Monsieur Mouton, lui non plus, n’a pas l’air de s’en formaliser.