Gérard Chaliand: « L’Occident est isolé en Afrique »
Écrit par SENETOILE NEWSD’une culture encyclopédique, Gérard Chaliand a abordé tous les sujets de fond de notre époque. À l’heure de publier ses mémoires, il éclaire les crises et conflits mondiaux du réalisme de ses valeurs. Une discussion avec Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet.
Agé aujourd’hui de 88 ans, vous avez écrit 80 livres et avez publié vos mémoires récemment aux éditions L’Archipel, Le Savoir de la peau. Pourquoi ce titre ?
C’est exactement comme cela que j’ai appris, sur le terrain, quelle est la réalité par rapport à ce que nous racontons. La représentation du monde change avec l’esprit du temps. Aujourd’hui, tout ce que fait Poutine serait un crime de guerre sans que nous cherchions à comprendre pourquoi ou comment. Et tout ce que font les Ukrainiens serait parfait. Ce n’est pas ce que l’on peut appeler une analyse !
Les Russes sont bien sûr l’agresseur et les Ukrainiens sont bien sûr les victimes qui se battent par nationalisme et veulent la liberté. Pour autant, je ne veux pas être noyé par la propagande des uns ou des autres. Je cherche à serrer la réalité au plus près et vais la plupart du temps sur le terrain.
J’étais en Ukraine un an avant la guerre et jusqu’en février 2022. C’était un pays corrompu, dirigé par des oligarques peu sympathiques. À l’inverse, Volodymyr Zelensky est un dirigeant remarquable, capable de rassembler les énergies, de communiquer et de réunir des circonstances largement favorables.
Quelle merveilleuse aubaine pour les Américains que de pouvoir se battre par procuration, après leur pathétique départ d’Afghanistan au terme de vingt années ! C’est une situation idéale pour eux qui ont la détestation des pertes militaires. Ils ont admirablement réagi dès le premier jour à l’échelle du renseignement, de la livraison des armes et de celle de l’aide concrète, y compris par des techniciens.
Nous semblons entrer dans une nouvelle ère avec la guerre en Ukraine. Comment voyez-vous ce basculement ?
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère il y a quelques temps. Il fut un temps où le monde était bipolaire entre Est et Ouest. L’Union soviétique s’est effondrée en 1991, à la suite de quoi, nous avons vécu un moment unipolaire où les Américains ont été seuls de 1991 jusqu’à 2001. Nous nous sommes fait beaucoup d’illusions sur ce monde nouveau !
Depuis la crise des subprimes en 2008 et le passage de la Chine au deuxième rang mondial devant le Japon en 2010, un monde multipolaire se dessine. Ce monde complètement nouveau est fait de puissances hier apparemment négligeables et qui aujourd’hui jouent un rôle important. La Turquie, par exemple, n’était rien il y a vingt ans.
Aujourd’hui, Recep Erdogan arrive à se poser en acteur incontournable, à cheval entre les Russes, l’OTAN, les Américains et le reste du monde. Les Iraniens sont encore là, malgré plus de cinquante ans de rétorsions américaines et de sanctions. Les Saoudiens, hier encore des alliés relativement fidèles des Américains, leur disent aujourd’hui qu’ils ne produiront pas davantage et que ce qui les intéresse est que le prix du pétrole augmente. À ce monde multipolaire, s’ajoute cette guerre en Ukraine, imprévue. Elle est l’erreur stratégique d’un Vladimir Poutine mal inspiré et mal renseigné, s’imaginant que l’affaire pouvait être réglée relativement facilement.
M. Poutine découvre, en définitive, qu’il est en face d’une situation qui, depuis 2014, s’est profondément modifiée. Il découvre que le nationalisme ukrainien est solide et que l’appui des Américains est immédiat. Mais aussi que l’OTAN, ce « vieux machin » qui apparemment ne servait plus à grand-chose, connaît au contraire une nouvelle jeunesse. Même les Finlandais et les Suédois veulent en être membres !
Comment dessiner ce monde et tracer les tendances possibles ? Nous sommes loin de sortir de cette crise qui risque de tourner au drame.
Cette crise est indiscutablement sérieuse. Malgré les menaces des uns et des autres, nous sommes suffisamment sages pour ne pas monter aux extrêmes, c’est-à-dire déboucher sur le nucléaire. À mon sens, il n’y aura pas de vainqueur militaire dans cette guerre car les Ukrainiens ne peuvent pas gagner et M. Poutine a déjà perdu. Mais il n’est pas vaincu et a été obligé d’adopter un « plan B ». Jamais plus l’Ukraine ne sera un client de la Russie mais il est vraiment installé dans les zones russes de Donetsk et Louhansk et il faudra négocier.
Probablement avant la fin de l’hiver qui sera très dur et parce que nos opinions publiques européennes ne sont pas rassurées par l’inflation et les difficultés d’approvisionnement en hydrocarbures.
Venons-en aux États-Unis. La position de Joe Biden, pour remarquable qu’elle ait été dans l’aide qu’il a apportée aux Ukrainiens, est très difficile à tenir chez lui. Son pays est dans un état de guerre civile froide et les tenants de Donald Trump y sont solides. Le mois prochain, la Chambre des Représentants échappera au Parti démocrate même si M. Biden a essayé d’acheter les voix des étudiants en annulant leurs dettes. L’opinion publique est fatiguée de l’énorme aide militaire et particulièrement financière que le pays consent. Ces difficultés pèsent de plus en plus sur les pacifistes qui veulent déboucher sur la paix.
Entretemps, nous allons en baver ! Le président de la République française a raison de dire qu’il faut tenir et que nos principes prévalent sur nos difficultés. Mais il sait pertinemment que nous ne tiendrons pas la route.
Pour mieux mesurer cette multipolarité, l’Afrique va-t-elle vraiment devenir le champ clos des rivalités et de cette course non maîtrisable entre anciens et nouveaux acteurs ?
Ce champ clos est à présent partout. Les Chinois cherchent à contourner l’extraordinaire domination maritime exercée par les États-Unis. Ils le font par voie de terre avec les routes de la soie qui leur permettent d’être au Pirée et à Gênes. Ils sont en Europe occidentale et dans un certain nombre de pays d’Afrique. Ils aident à construire des chemins de fer, des routes et de grosses infrastructures extrêmement utiles. Les Africains craignent de se trouver endettés envers eux en échange. Mais dans la pratique, ils cherchent un appui en votes, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de condamnation de la politique chinoise par les Africains. C’est du tout bénéfice !
Nous ne nous en rendons pas compte, nous qui répétons que nous avons raison, que d’aucun préfèrent rester neutres. Or les Chinois sont aussi présents au Brésil, au Venezuela, en Colombie et dans la plupart des pays à quelques exceptions près. Ils jouent une partie absolument internationale, sans parler de Taiwan qui fait mal aux États-Unis mais où, à mon sens, les Chinois sont trop malins pour se lancer dans une opération militaire. Ils savent le prix que cela coûte à M. Poutine mais cela leur permet de titiller l’Oncle Sam.
De façon générale, nous sommes dans un état de tensions permanentes tout en continuant à faire un match de type économique et recherche scientifique pour réussir à s’imposer sur tous les marchés pour être en tête. Il faut prendre conscience que l’URSS était un État militairement et spatialement très important, mais c’est tout. Or, les Chinois savent tout faire et sont des concurrents de A à Z.
On voit aujourd’hui le Sahel dans un état d’effondrement. Comment voyez-vous cette situation inattendue dans son ampleur et faut-il une action africaine mais aussi internationale pour arrêter le feu ?
Là aussi, on assiste à une redistribution des cartes. Le constat est qu’après plus d’un demi-siècle de domination indirecte de la France sur une partie non négligeable de l’ouest africain, s’opère une forte remise en cause. La France, très franchement, n’est plus populaire du tout. Je ne parle pas seulement du Mali mais de l’ensemble du Sahel. Nous sommes en perte de vitesse sévère par rapport à d’autres, Chinois, Russes ou Turcs.
Peut-on identifier les raisons de cette situation ?
Nous avons été néo-coloniaux, indiscutablement. Nous reprochons à ces régimes d’être corrompus mais nous les avons corrompus nous-mêmes pour la bonne raison que, à l’époque de la Françafrique, le conseiller Jacques Foccart corrompait les dirigeants. Cela lui permettait d’exercer une influence indirecte sur une partie extrêmement importante de l’Afrique. Ce temps-là est fini.
Comment caractériser-vous le terrorisme djihadiste qui frappe d’une façon aveugle et semble antagoniser l’Afrique ?
Le terrorisme est une action essentiellement psychologique, dont l’effet est infiniment plus important que les dégâts physiques. Les nombreux États, surtout hors Occident d’ailleurs, ont changé la donne et l’atmosphère mais il n’y a pas eu de chute de régime ou quelque chose de nouveau. Ce qui compte, lorsque la guérilla parvient à modifier un régime, à l’abattre et à construire quelque chose. Or, cela devient très rare.
En Afghanistan, les Talibans ont gagné vingt ans de lutte et sont indépendants depuis un peu plus d’un an. Qu’ont-ils fait ? Rétablir le tchador ou la longueur de la barbe, en bref du moralisme. Ils n’ont pas pris à bras-le-corps ce qu’ils doivent faire, c’est-à-dire changer les conditions de vie de leurs citoyens et de produire de la croissance économique. Vous ne pouvez pas sortir de l’humiliation uniquement avec des bombes. Il faut travailler.
Les Vietnamiens ont réussi à battre les Français et les Américains. Ils se sont accrochés quand les Chinois ont voulu les forcer à changer et ils les ont raccompagnés jusqu’à la frontière. Sauf une période stalinienne d’une quinzaine d’années, nous constatons que, depuis deux décennies, le Vietnam fait 6% et plus de croissance économique. C’est à comparer avec l’Algérie, toujours en train de se plaindre d’avoir été colonisée, mais qui n’a rien fait depuis soixante ans.
Comment s’interroger sur ces mécanismes ? Des peuples arrivent à se dépasser et à sortir de leurs traumatismes et d’autres sont complètement rivés dans leurs situations de souffrance.
En étant prudent, on peut distinguer ceux qui ont la chance d’avoir à leur tête un despotisme éclairé destiné à modifier la situation et à apporter un changement, même si le régime a été strictement dictatorial. Et il y a ceux qui sont corrompus et accusent toujours les autres : ce serait la faute des Français depuis soixante ans. Comme si, avec des situations à peu près similaires de colonialisme, il était possible d’accabler l’un tandis que l’autre s’en sort. Une chose est certaine, les élites algériennes ont menti et continuent d’accuser les Français de tous les malheurs qu’elles ont elles-mêmes prolongé, dont elles se sont nourries, et de la corruption dont elles sont, en fin de compte, l’expression même.
L’Occident a été l’élément de référence dans la manière de se projeter dans la civilisation. Aujourd’hui, on voit qu’il est surtout ramassé autour d’un noyau dur qui n’est pas connecté au reste du monde…
L’Occident a beaucoup apporté, ne serait-ce que la révolution industrielle et l’idée absolument nouvelle, à la fin du XVIIIe siècle, de mettre fin au despotisme. Cela n’empêche pas les despotes de venir et c’est une liberté difficilement gagnée. Il est toujours possible d’avoir des despotes ou un M. Trump, comme aux États-Unis où la démocratie compte tellement. Mais nous avons apporté un souffle nouveau et l’idée nouvelle de la Nation.
La meilleure preuve en est que les mouvements de libération anti-coloniaux se sont appelés mouvements de libération nationale. C’est-à-dire que c’en est fini d’avoir une Chine du Nord et une du Sud, un Tonkin et un Hannan. Tous vont se sentir Chinois et en lutte pour la liberté. L’Occident a ainsi été extrêmement utile à un certain moment, puis a profité de l’hégémonie qu’il a exercée.
Nous ne sommes pas meilleurs que qui que ce soit et la tendance quand nous dominons est de profiter de la prédation. C’est la nature humaine ! Si les Occidentaux étaient réduits à une sorte de semi-esclavage, ils pleureraient et diraient qu’il ne fallait pas promouvoir l’esclavage.
Tout cela n’est pas héréditaire. Ce n’est pas parce que nous avons utilisé l’esclavage que nous sommes des esclavagistes aujourd’hui. Il est trop facile de dire que l’esclavage a été strictement atlantique alors que, depuis l’océan Indien, il y a eu le même nombre sinon davantage d’esclaves emportés en direction des puissances musulmanes de l’époque.
Avec en mémoire le temps long des guerres et des crises et dans un contexte d’incertitude, qu’est-ce qui peut vous raccrocher à une forme d’optimisme ?
Nous sommes à un moment de changement accéléré et peut-être même à un tournant. C’est-à-dire qu’un déclin de l’Occident peut continuer et devenir non pas une tendance mais un fait. Je souhaite en tout cas que ne disparaisse pas l’idée de la démocratie ou le refus de faire une différence entre les hommes et les femmes pour supérioriser l’un ou l’autre. La libre discussion doit exister le plus possible. Je continue, avec un certain optimisme et peut-être à tort, à penser que cela vaut la peine de se battre pour certaines des valeurs que l’Occident a été capable de produire, mais pas pour lui seul.
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