Un monde en pleine mutation, voilà qui ne résume pas tout désormais car de nombreuses zones d'ombres restent à éclaircir. Gambie, Guinée-Bissau, Sénégal, c'est à une traversée sous forme de croisières, en ce temps de vacances et au gré du temps, dans les trois territoires de prédilection de ce mythe vivant, que ce dossier vous invite. Une esquisse qui n'a pas hésité à se poser des questions de fond sur l'avenir réel du Kankourang confronté à la perte des valeurs, aux emprunts divers et aux mélanges en tout genre. Au moment où se tiennent les assises sur l'éducation, une question majeure domine au Sénégal: quelle société voulons-nous léguer demain aux enfants?
Face à une société en perte de valeurs, la société mandingue avait senti les choses dès la fin du XIXè siècle en imposant, chez les filles comme les garçons, l'initiation et une éducation stricte pour faire face aux évolutions de la vie. Plus d'un siècle après, tous ces efforts n'ont pas semblé inutiles: la circoncision reste chez eux, le moment suprême pour mettre l'enfant au cœur des réalités de la société. Un moment de vérité où les coups de feu et les larmes se mélangent. Mais, aujourd'hui, que restent-ils des principes qu'on enseigne encore dans les cases de circoncision dans ces pays? En quête d'une nouvelle identité face aux agressions diverses, le mythe reste vivace pourtant. Et, face à autant de laxisme, de désordre, d'indiscipline et de sabotage au sein des communautés, jusqu'à quand tiendra tout l'héritage laissé par les anciens?
Ce questionnement est comme un voyage contradictoire qui puise sa source au fond même d'une société qui, comme écrivait Césaire, «s'avère aujourd'hui, incapable de gérer les problèmes que suscitent son évolution». Raccourcis, enjambements, contournements, tous les moyens «d'insulter» certains pans de cette belle histoire semblent désormais réunis. On se presse. On calcule pour les poches; et les politiques s'en mêlent dans le mauvais sens. Cela, au moment où l'on veut la voir inscrite dans les encyclopédies et les livres.
Alors que tout était mieux programmé avant, quand les ainés et les anciens, beaucoup plus expérimentés, avaient le pouvoir de faire et de défaire les choses comme il se devait, sans arrière pensée, l'on se met à bafouiller toutes les formes de mise en scène qui ont servi à magnifier les rites initiatiques dans le Sud. «Sembereng sembe keba», avait-on dit et écrit dans tous les grands comme les plus petits Djoudjou et cela, dans toute la Sénégambie…
Lutte de castes, de classe. Querelle de clochers, questions graves de leadership… Chaque mot a son sens. Quelles directions prend donc cette histoire qui mélange des passions énormes et beaucoup d'improvisations? Tout semble proche de l'effritement du fait de la négligence et d'un manque de capacités notoires chez les jeunes comme les moins jeunes. Le Kankourang, une histoire confuse, faute d'archives au niveau des premiers comme des cases actuelles. Çà aussi, c'est devenu un problème lié à l'absence de sources écrites. En Gambie, Guinée-Bissau, Casamance et un peu partout au Sénégal, les sources sont du domaine de la fiction. Il n'y a pas ou peu de notes. Seule l'oralité permet d'éclaircir certains points et cela partout. Parmi les multiples versions de l'origine du Kankourang, celle-ci soutient que dans ses formes actuelles, il serait originaire de l'ancien royaume du Kabou, plus particulièrement dans la partie Bissau-guinéenne (1). Son masque était composé d'un manteau rouge appelé Burmus wulin qui couvrait entièrement l'initié.
«L'apparition du masque en fibres était liée, selon un grand dignitaire de la communauté mandingue en Guinée-Bissau, à un événement grave lors de la circoncision de Kumus Nema en Guinée-Bissau au début du XXe siècle. Le territoire étant sous administration portugaise. En effet, à l'en croire, «un circoncis serait décédé dans le Bois sacré et aurait créé l'inquiétude au sein des familles. En représailles contre les sorciers (suutamo ou buaa), le Kouyan Mansa (roi du Bois sacré) et les notables décidèrent la sortie du masque. Le Kankourang était né de ce fait.» Mais, cela ne dit pas tout sur l'histoire. Ainsi, poursuit l'auteur de cette histoire, «il aurait tué, dans ses représailles, la fille de Malamine Berthé (d'autres sources parlent d'une femme enceinte). Ce dernier aurait avec la complicité de Bourama Bayo (gendarme du service colonial portugais) porté plainte contre le Kankourang en soutenant que ce n'est pas un esprit mais une personne.»
Le vieux dignitaire poursuit par ses mots, «Le commandant de Kumus Néma envoya ainsi une convocation au Kouyan Mansa en ordonnant le jour et l'heure auxquels le Kankourang devra impérativement se présenter. Les notables, après concertation, se confièrent à la confrérie secrète du Mama Jombo de Woye Bironki Touré Kounda. Et, sur instruction du Kouyan Mansa Malang Touré, on envoya un initié à Kumus Néma. Les notables se sont présentés, non avec les burmus wulin, mais pour la première fois avec le costume en fibres extraites des écorces du semmelier (Fara Jung) appelé Kankouran Fanoo (le pagne du masque).»
«Ce jour-là, explique le narrateur, le Kankourang devient Fambondi (le roi des masques) et sera désormais identifié dans toute communauté mandingue à un Jinné (esprit).» Contes et légendes d'un temps pas loin, le récit se défend. Ce masque aurait d'ailleurs, été introduit au Sénégal et en Gambie au début du XXe siècle. En effet, c'est en 1904 que le Kouyan Mansa Baye Mady Koté (né en 1853 à Mansa Mansidi dans le Kabou, en Guinée-Bissau) a introduit le Kankourang à Mbour. La suite sera une longue histoire pour l'entretien et la consolidation du mythe du Kankourang.
KORA, BALAFON, CHANTS TRADITIONNELS, KOUMPO, KANKOURANG…LES MIROIRS SAILLANTS D’UNE CULTURE QUI SAIT «LIRE» LES RYTHMES
La cosmogonie de cette société trouve son fondement dans toute l'histoire culturelle d'Afrique de l'Ouest depuis l'empire du Ghana avec les Cissé, du Mali avec Soundjata et le maître du Balafon Soumangourou Kanté, mais encore le Gabou, avec Fodé Kaba Doumbouya. Kabou Kansala, Sané Mentereng, Janjanbureh (Georgetown, dans le Niamina East District); Tout, pour dire que la Gambie, comme la Guinée-Bissau, terre des Mansouanka et des Baïnounk, est aussi un espace qui a fait la force de ce mythe. La Gambie, un fleuve, des rives confondus à des villes d'avant même la colonisation anglaise avec Juffureh, Tendaba, et une histoire qui parle de rythme de tambours, mais aussi de la Kora avec Farantamba (2) et enfin Janjanbureh.
Dans la rythmique qui fait danser le Kankourang, comme tous les initiés qui savent le faire lors des séances de démonstration à l'intérieur du Djoudjou, en dehors des cérémonies de lavage à la rivière ou dans le Bois sacré, Janjanbureh, n'est pas seulement une terre d'histoire mais encore, une ville de rythme et de tambours. Elle est surtout le titre-phare de la rythmique mandingue que les plus grands initiés parmi qui, le Fambondi aime entendre. Des batteurs de renom dans ce monde qui cherche à faire la promotion de l'excellence dans l'éducation, le souvenir de Daouda Sané revient dans la tête des vieux en Casamance.
Grand maître des tambours, il a trainé sa silhouette derrière les Kankourang, les plus redoutés à l'époque où il fallait être un initié bien armé pour accueillir le Fambondi dans certaines villes et villages en Casamance. Des Daouda Sané, la communauté n'en dispose plus, faute de relève. Dans le texte, les batteurs d'aujourd'hui pour l'essentiel tapent sur le cuir sans vraiment lui parler. Pour cela, il faut aussi être initié et parler couramment la langue. Son fils Mamadou Lamine Sané, ancien infirmier des grandes endémies, grand initié n'a pas vécu à ses côtés, mais plutôt du coté de Mbour où il a été affecté pour des raisons professionnelles, dans le quartier de Santossou. Maître des chants traditionnels, il n'a jamais renié ses origines et fut un des plus grands animateurs des Djoudjou à la Trypano et dans les Djoudjou de Mbour, au cours des années 1970 jusqu'à son départ de Mbour pour la ville de Fatick où il est décédé cette année.
Ce n'est pas pour rien que pendant sa grande période, le groupe Touré Kunda lui a consacré, la chanson qui revient encore un peu partout lors des lavages en Casamance comme à Mbour. «Daouda Sané, koulo bouté. Koulo bouté inte ben dong na, ninki nanko bino baala, bari bino baala, até moo soola…até mo soola…» Bino, cette corne d'animaux sauvages ou de bœuf, accompagnait la sortie du Kankounrang et lui donnait un aspect plus classique. Tout un art autour de la rythmique, du sens et du poids des mots. Ces mots, seul un initié pourrait vous les traduire.
Dans ce mélange où les chants traditionnels se mêlent au rythme des tambours, les histoires se racontent aussi autour d'instrument comme le balafon chez les Balantes et les Maninka mory. Du super Mama Djombo, à Touré Kunda, en passant par Salif Keita, les messages sont souvent le même, tournant autour de la promotion de l'humanisme, de la paix, de l'entente et du respect. Sur ce même tempo, le chanteur koldois King Daby Diallo, qui passe très aisément du pular au Mandingue fait aussi la promotion de la culture parce qu'initié dans cette ville qui a connu jusqu'en 1976, l'un des plus grands Djoudjou de la Casamance sur la colline de Doumassou. La culture en Casamance, terre de brassage, cela veut bien dire quelque chose.
Un univers de chants dont les uns, comme les autres, restent des messages forts pour l'enfant et pour sa vie de demain. Ecoutez à ce propos, la voix du griot gambien, Alagi Mbaye, professeur de musique africaine et virtuose et maître de la Kora, neveu de Feu Jaly Nyama Suso, grand maître de cet instrument vous parler de toute cette histoire. Le plus connu s'appelle, sans nul doute, Djaliba Kouyaté. Mais, ne vous fiez pas à son nom, Alagi est un historien de la Kora (3) qui parle de son instrument comme lui seul peut le faire, passant aisément des mélodies de ses maîtres à Lalo Kéba Dramé, à Babou Diabaté…
Le monde, Alagi connaît, participant depuis son jeune âge à des démonstrations et des festivals en Grande-Bretagne, dans les pays scandinaves, en France et un peu partout en Europe. Des connaisseurs et des praticiens de l'initiation, on en a: des moins connus comme des gens très populaires. Si vous avez une fois suivi les récits d'un vieux lion, feu Shirifo Daffé à Mbour, qui administrait sa science des rencontres avec le Kankourang à tout moment. Il connaissait une bonne partie de l'histoire de la société dite mandingue à travers ses voyages en Gambie, en Guinée-Bissau et presque partout en Casamance. Contesté, mais jamais contredit, il n'était pas assis sur son savoir. Malade, il est parti, il y a maintenant deux ans. Pour dire que cette histoire, c'est un mélange de beau, de vrai sorti du vécu de gens partis laissant derrière eux, le gâchis que l'on voit en Casamance, en Gambie, et même en Guinée-Bissau, terre de prédilection du Kankourang…
LE DJOUDJOU - L’AGORA POUR LES INITIES
Le Djoudjou, un lieu d'échanges et de débat se fait autour de la question du savoir et de la discipline, comme à l'agora. Au centre du dispositif, se trouve le Kouyang Mansa. Lui est le maître du Djoudjou, le formateur, l'ordonnateur, mais encore le seul qui peut se mettre entre le Kankourang et un initié ou non. Au sommet de la hiérarchie, c'est lui le leader par qui tout passe. Lourde responsabilité qu'un novice ou un simple kintang (surveillant de circoncis) ne peut assurer. A côté du Kouyang Mansa, le Kankourang reste l'autre personnage principal dans l'initiation chez les Mandingues. Il ne sort d'habitude que pendant la nuit et rarement le jour. Sa sortie de jour a été d'ailleurs forcée dans les différentes régions, selon certaines sources, quand on a commencé à se plaindre de pouvoirs surnaturels dans certaines sociétés en relations avec la sorcellerie et la magie.
Le maitre de la forêt est ainsi apparu comme un protecteur autant pour les initiés, les circoncis, et tous les villages alentours. Mais, les fondements de cette initiation sont sans doute ailleurs; et quand l'enfant entre dans la case des circoncis ou «Case de l'homme», il doit rester un mois sans se laver, sans voir les non initiés de sa famille surtout les femmes. On ne lui demande que d'obéir, d'apprendre, de comprendre…
Et au cours de cette initiation, on lui enseigne des chants traditionnels dont chacun est rempli de messages d'éducation, de comportement, de louanges aux initiés et aux vieux, d'hommages au Kankourang. La chanson «Keno Rumbay» des Touré Kunda, dans leur album, «Mouslaï» daté de 1996, est un exemple de cet hommage à l'homme de la forêt. Dans ce grand lycée où se bousculent les savoirs, chaque chanson, chaque coup donné à la calebasse (Miran kosso), est une heure d'échanges pendant laquelle, les grands maîtres s'adonnent à leur art. Le «Da mouto» est l'un de ces grands principes pour amener le futur enfant à se forger une personnalité propre. A se faire respecter en ne disant que la vérité, où qu'il fut, quoiqu'il arrive. C'est aussi un lieu d'études sur les comportements. Pour dire que l'éducation comme la formation sont un aspect essentiel dans la formation des jeunes chez les Mandingues.
Dans la Gambie traditionnelle, une localité comme Janjanbureh garde encore la plus grande cérémonie dans ce pays proche de la Casamance, grâce à un lieu mythique qui fait office de Bois sacré et d'espace de repos et de rencontres pour les initiés. On l'appelle ici, «Tinyansita». C'est une place sacrée symbolisée par un grand baobab (Sita, en Mandingue du Kombo); et c'est le lieu de repos, d'où le nom de Tinyan (repos). C'est le lieu de l'initiation et de réception des enfants avant leur sortie du Djoudjou. Surtout en prélude au Faniké, (la veillée) la dernière nuit marquée par des chants et la sortie du Kankourang toute la nuit.
source:http://www.sudonline.sn/un-siecle-de-kankourang-en-gambie-en-guinee-bissau-et-au-senegal_a_20659.html