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Avant que le président de la République François Hollande n’évoque Thiaroye comme une répression sanglante [1], Thiaroye était le plus souvent présenté comme une mutinerie et une rébellion armée d’ex-prisonniers de guerre ayant nécessité une riposte armée des Troupes coloniales. Ces ex-prisonniers avaient passé quatre années de captivité dans les frontstalags (camps de prisonniers situés à l’extérieur des frontières du Reich) en métropole à travailler, pour le plus grand nombre, en Arbeitkommandos.
C’était le premier contingent de tirailleurs dits « sénégalais » libérés par les Alliés ou les Forces françaises de l’intérieur (FFI) à rejoindre l’Afrique occidentale française (AOF) où ils devaient être démobilisés. Le bilan officiel retenu à ce jour de cette mutinerie est de 35 morts, 35 blessés et 34 condamnations.
Deux enquêtes ont été menées par les pouvoirs publics, la première par le général de Périer des Troupes coloniales (5 février 1945), la deuxième par l’inspecteur de 1ère classe du ministère des Colonies Louis Mérat (15 mars 1945). Malgré les demandes d’élus d’outre-mer notamment Lamine Guèye [2], aucune enquête parlementaire n’a été diligentée.
Tout historien qui se plonge dans les archives sur Thiaroye en commençant par le service historique de la Défense (SHD) et les Archives nationales d’outre-mer (ANOM) perçoit d’emblée le mouvement de contestation des ex-prisonniers de guerre suivi d’une rébellion armée que l’Armée française a essayé de contenir par une démonstration de force. C’est la banale recherche d’un télégramme du 18 novembre 1944 cité mais introuvable dans les archives qui a déclenché un doute sur la présentation officielle de l’événement renforcé par l’impossibilité de trouver les circulaires qui permettaient de connaître les droits de ces rapatriés. Il a été nécessaire de questionner les sources, de confronter tous les rapports pour parvenir à faire émerger les incohérences ; de consulter les dossiers personnels des officiers pour saisir les conséquences de Thiaroye sur leur carrière, de déconstruire tout élément à charge, d’interpréter les textes de loi, de vérifier les registres matricule des condamnés. Nous avons systématiquement recherché les familles des officiers pour compléter les informations mais aussi celles des « mutins » dès lors qu’un élément nous le permettait. Il a fallu également combler nos connaissances lacunaires en matière d’armement. La consultation des pièces du procès des « mutins » aux archives de la justice militaire et la confrontation avec l’ensemble de la documentation ont contribué à clarifier certains points. Notre récente visite aux archives nationales du Royaume-Uni amène un nouvel éclairage grâce aux rapports du consulat général dont un qui signale que des photos ont été prises par des militaires américains [3].
Le travail d’investigation a duré une quinzaine d’années en lien avec notre recherche sur les prisonniers de guerre « indigènes » [4] et a bénéficié d’aides précieuses d’archivistes et de personnes qui, par leurs interrogations et leur éclairage, nous ont permis de reconstruire l’histoire de Thiaroye.
La compréhension de cet événement historique s’est accélérée avec l’intervention du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, nous permettant d’accéder à une circulaire et à cinq dossiers de victimes [5].
La connaissance factuelle de Thiaroye est désormais fixée. Bien que des zones d’ombre subsistent, elles ne nuisent pas à la compréhension générale et à l’enseignement de cet événement historique que nous pouvons nommer massacre.
LA SPOLIATION
La solde de captivité
Dans les rapports écrits par les officiers après la mutinerie, il est mentionné que la solde de captivité n’a pas été réglée de manière uniforme dans les Centres de transition des indigènes coloniaux (CCTIC) en métropole. Le rapport du commandant du Dépôt des isolés coloniaux (DIC) de Dakar [6] fait état du détachement de Versailles dont le règlement paraît au point, de celui de la Flèche qui aurait trop perçu et de celui de Rennes qui n’aurait perçu qu’une faible avance. Le rapport du chef de bataillon Quinchard, chef du détachement des Sénégalais embarqué à Morlaix, mentionne que le détachement de Rennes n’aurait rien perçu mais que celui de Versailles aurait trop perçu et que celui de la Flèche aurait perçu un peu moins du compte [7]. C’est pour le moins discordant mais au final il semblerait qu’au moment du départ de Morlaix, le 5 novembre 1944, le détachement de Rennes aurait reçu sur le bateau une avance forfaitaire sensiblement égale aux versements obtenus par les détachements de Versailles et La Flèche. À Morlaix, 300 ex-prisonniers de guerre ont refusé d’embarquer pour n’avoir pas bénéficié des dispositions prévues.
C’est la circulaire n°2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) qui réglemente pour ce contingent le paiement de la solde de captivité [8]. Elle précise que la solde de captivité des indigènes ex-prisonniers de guerre doit être entièrement liquidée avant le départ de métropole, le paiement devant intervenir pour un quart en métropole, et pour les trois quarts au moment du débarquement [9]. Cette réglementation est corroborée dans une note sur le rapatriement des ex-prisonniers de guerre coloniaux en date du 25 octobre 1944 émanant du ministère des Colonies : « 1/4 des sommes dues a été versé aux tirailleurs qui doivent partir : ces versements ont été effectués en monnaie française. Il leur a été également remis un certificat attestant le montant qui leur est encore dû à leur arrivée » [10]. Le 31 octobre 1944 le ministre des Colonies René Pléven adresse un courrier au gouverneur de l’AOF confirmant ces dispositions [11]. Le ministre Pléven a souhaité que les soldes s’alignent sur le montant alloué aux Nord-Africains et Européens [12] mais cette disposition ne semble pas avoir été retenue.
À leur arrivée à Dakar, les rapatriés ont logiquement réclamé le rappel de solde à savoir les ¾ restants. Quand ils ont compris que ce rappel de solde ne leur serait pas versé, 500 ex-prisonniers qui devaient partir pour Bamako ont refusé de quitter la caserne de Thiaroye. Il est important de préciser que les autorités civiles et militaires de l’AOF étaient informées de la réglementation à appliquer : « L’autorité militaire est chargée du paiement des rappels de solde » [13].
La solde de traversée
Les rapatriés devaient également bénéficier d’une solde de traversée payée au débarquement. Les autorités militaires de Dakar ayant choisi le tarif AOF, les ex-prisonniers de guerre ont revendiqué le paiement au tarif France, comme le prévoyait la réglementation. Il semblerait qu’un versement complémentaire ait été effectué mais nous ne pouvons le certifier.
Une circulaire appliquée par anticipation ?
Le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie, qui a ordonné l’opération de maintien de l’ordre, dans son rapport du 5 décembre 1944, fait état des revendications des rapatriés : « paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, d’une prime de démobilisation, d’une prime de maintien sous les drapeaux, après la durée légale, équivalent à la prime de rengagement » [14]. Il faut souligner ici que le lieutenant-colonel Siméoni, commandant le Dépôt des isolés coloniaux de Dakar, a averti le général Dagnan que le départ pour Bamako était conditionné au paiement des gros rappels de solde réclamé par les rapatriés [15]. Le rappel de solde de captivité a disparu de la liste des revendications conformément au libellé d’une circulaire qui permet d’afficher officiellement que les rapatriés auraient perçu à Morlaix non pas un quart de la solde de captivité mais la totalité. Ainsi la circulaire n° 6350 du 4 décembre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) fait part d’une modification pour le paiement des soldes de captivité confirmant un télégramme du 18 novembre 1944 [16] : « Elles seront payées [intégralement] avant le départ de la métropole ». En note de bas de page, il est indiqué : « Cette mesure a déjà été appliquée au détachement parti de France le 5 novembre » [17]. Dès lors, il nous est possible de comprendre pourquoi le général Dagnan dans son rapport du 5 décembre écrit qu’il n’a pas été fait application de la circulaire du 21 octobre 1944. Les rapports d’inspection datés de février et mars 1945 concluent sur ce point qu’après vérification faite à Dakar, les ex-prisonniers avaient perçu plus que leurs droits. Pourtant le gouverneur de l’AOF en date du 12 décembre 1944, écrit au ministre des Colonies qu’à l’avenir les soldes devront être payées en métropole avant l’embarquement [18]. Ces hommes n’ont pas perçu les rappels de solde ni à Dakar, ni à Morlaix. Si le dépôt des isolés coloniaux (DIC) de Dakar chargé de l’ensemble des formalités administratives avant la démobilisation n’avait pas reçu ces sommes relativement importantes, cela aurait été signalé et nous aurions trouvé des traces dans les archives notamment dans les rapports des officiers.
La circulaire du 4 décembre 1944 a été utilisée comme preuve d’une mutinerie qu’il fallait réprimer en rendant illégitime cette réclamation des ex-prisonniers de guerre rapatriés jusqu’à la faire disparaître. Elle nous permet aussi de comprendre qu’il y a eu un détournement de fonds au détriment des rapatriés qui n’ont jamais perçu ce rappel puisqu’officiellement, ils avaient perçu l’intégralité de leur solde avant l’embarquement. Une lettre datée du 24 novembre 1945 d’un sergent rapatrié à sa marraine de guerre nous apprend qu’il n’a toujours pas perçu le rappel de solde alors que son retour est postérieur à décembre 1944 [19].
Nous n’avons trouvé aucune pièce comptable permettant de déterminer les bénéficiaires de cette spoliation.
LE MASSACRE
Une rébellion armée ?
Le 28 novembre 1944, le général Dagnan s’est déplacé à la caserne de Thiaroye accompagné du lieutenant-colonel Siméoni et du chef d’état-major Le Masle alors que les ex-prisonniers de guerre réclamaient le rappel de solde et que 500 d’entre eux refusaient de partir pour Bamako. Déterminé à faire valoir leurs droits, selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le général Dagnan indique qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Sur cette ultime promesse, les tirailleurs ont dégagé la route. Pour le général Dagnan, le détachement était en état de rébellion, le rétablissement de la discipline et l’obéissance ne pouvait s’effectuer par les discours et la persuasion [20] et a mis sur pied une démonstration de force pour impressionner les anciens prisonniers de guerre. Le général commandant supérieur de Boisboissel, revenu de tournée, a donné son accord pour une intervention le 1er décembre 1944 au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français [21].
Le 1er décembre 1944 au matin, les rapatriés ont reçu pour ordre de se rassembler sur l’esplanade. Selon les officiers supérieurs chargés de rédiger la synthèse des faits [22], c’est à 9h30 que les salves meurtrières ont été tirées par le service d’ordre comme riposte aux tirs des mutins établis entre 8h45 et 8h55. C’est précisément la provenance de ces tirs qui a été modifiée puisque plusieurs rapports et procès verbaux d’information affirment qu’il s’agit d’une salve du service d’ordre et notamment de mousqueton tirée en l’air sur ordre du lieutenant-colonel Le Berre [23]. Alors que le chef de bataillon Le Treut a confirmé ce point dans son procès verbal (PV) d’information lors de l’instruction du procès, le colonel Carbillet dans son rapport daté du 4 décembre 1944, modifie l’information donnée par le chef de bataillon Le Treut dans une simple note de bas de page : « [ 9h20 ] et non 8h50 comme le dit le Cdt Le Treut ». Ce qui permet au colonel Carbillet d’inscrire formellement dans son rapport « 8h55 : coups de feu contre la troupe – tirailleur blessé ». Pour le procès, l’une des pièces à conviction est en effet une balle extraite de la main d’un tirailleur du service d’ordre. Mais dans son PV d’information, le tirailleur explique qu’il a été blessé alors qu’il était couché donc au moment de la riposte, les officiers ayant donné ordre aux tirailleurs de se coucher. De plus, un rapport d’expertise indique clairement que la balle ne pouvait provenir du mousqueton présenté comme l’arme des « mutins » [24].
Afin de renforcer le fait « rébellion armée », la même substitution s’est opérée pour les tirs entendus après la riposte. Une rafale de mitraillette des « mutins » provenant d’une baraque est citée à plusieurs reprises dans les rapports mais ce n’est jamais la même baraque qui est montrée par les officiers sur le plan de la caserne lors de l’instruction du procès. Par contre, deux officiers indiquent formellement qu’il y a eu des tirs du service d’ordre après la riposte, un les signale comme un accident [25], l’autre pour réduire les irréductibles [26].
Un néophyte en armes à feu pourrait considérer que les « mutins » étaient lourdement armés en découvrant la liste des armes retrouvées [27], au final ce n’est que « petite quincaillerie » qui ne présentait aucun danger d’autant qu’un rapport signale qu’ils étaient « porteurs d’armes (poignards en particulier) » [28]. Nous sommes très éloignés des tirs de pistolets-mitrailleurs évoqués pour justifier la riposte, lourde au vu des munitions utilisées par le service d’ordre. Le comptage des étuis issus des tirs des « mutins » aurait apporté la preuve irréfutable de la nécessité de la riposte alors que le général de Boisboissel fait état de nombreuses armes à feu « jetées par terre ou noyées dans le sable avant leur capture » [29].
L’argument « rébellion armée » ne résiste pas à la confrontation des différents documents pas plus que la nécessaire riposte armée.
Combien de morts ?
D’après le décompte des cartouches, il y a eu des tirs de fusils mais également des armes automatiques et notamment les automitrailleuses rattachées au 6ème Régiment d’artillerie coloniale (RAC) [30]. Les tirailleurs du service d’ordre au nombre de 1100 [31], sont arrivés à Thiaroye sans munition et il est mentionné une distribution de cartouches conservées dans des trousses par les chefs de section vers 9h20. Cinq à dix minutes pour une telle distribution semble impossible.
En 1973, le chef du Service historique de la Défense (SHAT) a exprimé sa surprise en constatant « des archives du 6ème RAC extrêmement sommaires qui ne contiennent rien sur leur participation pourtant indiscutable » [32]. L’exemple du rapport daté du 2 décembre 1944 du lieutenant de vaisseau Max Salmon commandant les automitrailleuses en est une parfaite illustration puisque son récit du 1er décembre 1944 s’arrête à 8h30 pour reprendre à 9h45 [33]. Ce trou dans la chronologie est d’autant plus surprenant qu’il a rencontré le lieutenant-colonel Le Berre, commandant le 6ème RAC, avec le capitaine Ollivier la veille au soir pour y recevoir un ordre oral [34]. Le lieutenant-colonel Le Berre justifie cette rencontre tardive après qu’il eut reçu à 20 h un renseignement comme quoi beaucoup de mutins sont armés de pistolets, revolvers et pistolets-mitrailleurs, et qu’ils veulent descendre le lieutenant-colonel Siméoni [35]. Le général Dagnan avait déjà donné toutes les instructions le matin du 30 novembre en présence notamment du colonel Carbillet et du lieutenant-colonel Le Berre avec la transmission de son ordre n°1 [36]. Deux autres ordres écrits sont mentionnés dans le rapport Carbillet mais restent introuvables dans les archives.
Témoin majeur de la répression armée, le commandant des automitrailleuses n’a pourtant n’a pas été entendu lors de l’instruction alors qu’il était encore présent à Dakar [37].
L’absence de procès-verbal d’information du lieutenant de vaisseau Salmon [38] , commandant les automitrailleuses qui avait reçu un ordre oral pour une mission bien précise, ajoutée à une chronologie des faits amputée du moment des tirs permet de supposer une possible préméditation. Lors d’une enquête de terrain au début des années 80 en vue de l’écriture du scénario d’un film qui n’a jamais été tourné, des habitants de Thiaroye ont certifié avoir vu des militaires creuser des fosses communes avant ce funeste 1er décembre 1944 [39]. Le lieutenant-colonel Le Berre est le seul officier supérieur à avoir été sanctionné. Compte-tenu de l’amnistie dont il a bénéficié en 1947, le motif et la sanction inscrits dans son dossier personnel ont été raturés de noir et rendus illisibles [40].
Le rapport du lieutenant-colonel Le Berre disponible au SHD [41] a été modifié afin d’insérer dans le corps du texte une étrange précision : « Je donne l’ordre aux armes automatiques de se préparer à tirer [sur] le toit des baraques » [42]. Dans son rapport, il indique qu’à la première salve, 3 mutins tombent devant la 2ème baraque. Nous pouvons donc comprendre que l’ordre était destiné aux armes automatiques, qu’il y a eu plusieurs salves comme le signale également le chef de bataillon Boudon [43] ; la « riposte » est du reste qualifiée de fusillade nourrie et un procès verbal (PV) d’information mentionne « les premières rafales ont éclaté de toutes parts » [44]. Nous pouvons aussi comprendre que les tirs n’ont pas visé seulement les toits. Il n’est pas plus certain que ce soit les baraques qui aient été les seules cibles quand bien même les tirs d’automitrailleuses peuvent transpercer des baraques en bois et atteindre ceux qui se trouvent à l’intérieur.
Nous avons été surprise par la lecture d’un PV d’information émanant d’un adjudant qui relate qu’il a compté 3 morts dans une baraque incidemment alors qu’il avait reçu l’ordre de ne pas quitter sa voiture [45]. Ne lui a- t-on pas demandé de dire qu’il a compté des morts dans une baraque oubliant que logiquement il ne pouvait pas faire ce constat ? Nous avons également repéré l’insistance avec laquelle l’officier de police judiciaire refusait les propos des inculpés lorsqu’ils prétendaient être au rassemblement et s’être protégés des tirs. Le lieutenant-colonel Siméoni, dans son rapport du 12 décembre 1944, mentionne qu’il a demandé aux rapatriés qu’il avait rassemblés sur l’esplanade de se coucher durant la riposte tout en leur ayant déclaré dans le même temps que les forces de l’ordre ne tireront pas sur les hommes rassemblés [46]. Ce sont pour le moins des propos contradictoires.
Selon les rapports, entre la moitié et les 2/3 du contingent présent à Thiaroye se sont retrouvés sur l’esplanade pratiquement en face des automitrailleuses [47]. Dans son rapport daté du 5 décembre 1944 [48], le général de Boisboissel écrit que ce sont les tirailleurs sénégalais du service d’ordre qui ont fait, au fusil, presque tous les morts et les blessés et il précise que les armes automatiques auraient fait une hécatombe. Cette affirmation est d’autant plus surprenante que le détail des cartouches utilisées par unité, établi antérieurement au 5 décembre, sert de démenti [49].
Nous avons la certitude que le chiffre officiel de 35 morts n’est pas exact car sur les 5 dossiers retrouvés des victimes, au moins un dossier concerne un mort à l’hôpital de Dakar des suites de ses blessures qui n’est pas recensé sur la liste des 11 décédés à l’hôpital [50]. Le général Dagnan a écrit 24 morts et 46 décédés suite à leurs blessures [51], ce qui fait 70 morts. Le nombre de morts reste une zone d’ombre qu’il faut relier au doute sur le nombre d’ex-prisonniers de guerre débarqués du Circassia le 21 novembre 1944. D’après les archives, 1200 [52] ou 1280 [53] ou 1300 [54] ex-prisonniers de guerre sont arrivés à Dakar. Alors qu’il existe un document officiel de la Marine en AOF avec ce chiffre de 1300, il est surprenant de constater que les plus hautes autorités civiles et militaires n’en tiennent pas compte comme si elles savaient par avance que ce chiffre ne correspondait pas à la réalité tout comme le nombre des membres d’équipage ramené à 280 alors qu’ils étaient 358 [55].
Le ministre des Colonies [56], le commandant du Circassia David Bone [57] ainsi que les renseignements généraux de Morlaix [58] donnent le chiffre de 2000 ex-prisonniers de guerre à embarquer. Si l’on tient compte des 300 restés à Morlaix [59] avant leur internement à Trévé dans les Côtes d’Armor, cela fait environ 1700 hommes qui quittent Morlaix. Un renseignement du 21 novembre 1944 venant de Dakar fait part de 400 tirailleurs qui auraient refusé de poursuivre le voyage et seraient restés à Casablanca [60] mais aucun officier présent sur le navire ne mentionne ce fait dans les rapports et PV d’information pas plus que le commandant du Circassia qui, dans le journal de bord en date du 15 novembre 1944 – jour du départ de Casablanca, confirme la présence de tous les passagers et membres d’équipage [61]. La fiche renseignement du 21 novembre indique 2400 tirailleurs à embarquer avec 600 restés à Morlaix et donc 400 à Casablanca. Par contre, le chef d’escadron Lemasson, commandant le détachement de tirailleurs rapatriés à bord du Circassia, fait état dans son rapport « tendant à traduire devant un tribunal militaire un groupe de tirailleurs et gradés coupables de rébellion » d’un effectif de 1600 tirailleurs à embarquer et non plus 2000 [62].
Nous assistons à un décompte quelque peu forcé pour parvenir au plus près du chiffre de 1300 rapatriés alors qu’il manque environ 400 hommes sur l’effectif initial de 2000 ex-prisonniers de guerre embarqués [63]. Ne serait-ce pas « l’hécatombe » évoquée par le général de Boisboissel ?
LE PROCÈS DES “MUTINS” : UNE INSTRUCTION MENÉE À CHARGE
Le sous-lieutenant Arrighi de l’État-Major de la division Sénégal-Mauritanie alors qu’il avait comme supérieur hiérarchique le général Dagnan, a eu pour mission délicate, au vu de sa position, de mener l’instruction qui conduira à l’acte d’accusation dressé par le Tribunal Militaire Permanent de Dakar le 15 février 1945.
L’ensemble des PV d’information et d’interrogatoire décuple les incohérences déjà constatées dans les rapports. La logique est la même à savoir montrer que les « mutins » suspectés de pillage en métropole avaient fait usage d’armes à feu. Toutefois l’instruction n’a pas repris l’hypothèse du général de Boisboissel selon laquelle les rapatriés voulaient prendre les familles européennes en otage [64]. Les documents confirment le déni manifeste d’une possible appartenance de certains de ces rapatriés au mouvement de la Résistance en métropole et la volonté de faire croire qu’ils avaient subi une intense propagande allemande subversive [65] . Lors d’un interrogatoire du 22 décembre 1944, Antoine Abibou, qui sera lourdement condamné, raconte qu’il s’est évadé du frontstalag de Rennes en 1943, s’est rendu à Paris où il a eu des contacts avec la Résistance. Il a dû se cacher dans une famille morbihanaise, épopée dont il donne des détails très précis. L’officier de police judiciaire a considéré que c’était improbable, qu’Antoine Abibou mentait et qu’il était à la solde des Allemands [66]. 70 années après, nous avons pu retrouver deux membres de la famille Desgrées du Loû [67] qui ont témoigné de la véracité de son récit. C’est l’illustration parfaite d’une instruction menée à charge où aucune vérification n’a été effectuée, aucune discordance ni défaillance dans la chronologie et la présentation des faits n’ont été relevées.
Les chefs d’inculpation de l’acte d’accusation vont de la provocation de militaires à la désobéissance jusqu’à la rébellion commise par des militaires armés au nombre de 8 au moins.
Les « mutins » de Thiaroye ont été défendus pour la plupart par l’avocat et homme politique sénégalais Lamine Guèye. Malgré son talent et sa perception lucide des faits, il ne parviendra pas à convaincre le tribunal militaire : « Ma conviction partagée par tous les indigènes et les Européens de Dakar, c’est que ces chiffres [du nombre de morts] sont très en dessous de la réalité, bien qu’ils soient déjà impressionnants. C’est une question d’argent qui a amené les militaires à abattre à coups de mitraillettes des Tirailleurs arrivés de France le 21 novembre 1944 [...] Quelques uns de ces Tirailleurs avaient sur eux des sommes constituant leurs économies. L’Autorité militaire a pensé que ces sommes trop élevées pour des Tirailleurs devaient provenir de vols et pillages commis en France [...] » [68]. En réalité, la plus grande majorité d’entre eux avaient déposé leur maigre salaire de travailleur forcé en métropole sur des livrets d’épargne gérés par les frontstalags. Dans son PV d’interrogatoire, Antoine Abibou justifie la provenance de l’argent qu’il possédait. Le jugement a été prononcé le 5 mars 1945 : six ont été condamnés à 10 ans d’emprisonnement avec dégradation militaire et interdiction de territoire, un à 7 ans et dégradation militaire, deux à 5 ans et dégradation militaire, trois à 5 ans, un à 4 ans, six à 3 ans, six à 2 ans, trois à 18 mois et six à 1 an. Quelques uns ont été condamnés à verser une amende. Le pourvoi en cassation a été rejeté le 17 avril 1945.
UNE AMNISTIE POUR QUEL CRIME ?
Le député du Soudan Sylvandre a sollicité le ministre de la France d’outre-mer (FOM) le 15 février 1947 pour que soient prévues dans la loi en projet sur l’amnistie des dispositions permettant d’en appliquer le bénéfice aux condamnations prononcées. Ce n’est que le 16 août 1947 que cette loi a été promulguée [69]. Le 23 juin 1947, le journal Réveil fait sa une en annonçant que le président Vincent Auriol vient d’accorder une grâce amnistiante aux malheureux prisonniers de Thiaroye sans exception. En fait, les discussions entre le ministère de la Guerre et le ministère de la FOM ont porté sur l’application de la loi d’amnistie du 16 avril 1946 [70] étendue aux colonies (deux condamnés avaient déjà bénéficié de cette loi d’amnistie). Les demandes individuelles de grâce amnistiante ont été transmises au ministère de la guerre le 20 mai 1947 par l’inspecteur Mérat devenu secrétaire général au ministère de la FOM. Ce dernier a insisté pour que ceux qui avaient déjà purgé leur peine puissent également bénéficier d’une mesure de bienveillance [71].
Le ministre de la FOM, Marius Moutet, confirme au député Léopold Sédar Senghor le 30 mai 1947, la transmission au ministre de la Guerre des 18 demandes individuelles avec un avis très favorable [72] alors que deux condamnés concernés étaient déjà décédés (trois hommes sont morts durant leur détention). Le ministère de la Guerre a refusé la grâce amnistiante considérant qu’elle n’était pas recevable pour 15 d’entre eux – dont les deux décédés - car les faits étaient qualifiés de « crime » et a précisé qu’il en serait de même avec la nouvelle loi d’amnistie. Par contre, il a décidé la suspension de l’exécution du jugement pour les 18 encore incarcérés [73] aboutissant à leur libération entre le 10 et 27 juin 1947 [74]. Le président Vincent Auriol n’a donc pas accordé de grâce amnistiante en juin 1947. Cette légende inexacte a été relayée dans différentes communications. Lors des discussions parlementaires sur le projet de loi d’amnistie en complément de la loi du 16 avril 1946, le député Lamine Guèye, au nom de la commission des Territoires d’Outre-Mer, a fait insérer un amendement : « Aux infractions commises en Afrique occidentale française en novembre 1944 par les militaires et anciens prisonniers condamnés à la suites des mutineries » [75] qui deviendra l’article 39§4 de la loi d’amnistie du 16 août 1947 [76]. Les avis individuels d’amnistie ont été signés le 17 septembre 1947 [77]. Certains registres matricules ont été modifiés en faisant apparaître une interruption de service du 1er décembre 1944 à la date de leur libération. Sur d’autres, dont celui d’Antoine Abibou, la condamnation n’a pas été « cachée », par contre la suspension de l’exécution du jugement est mentionnée et en date d’octobre et novembre 1947, il est stipulé qu’il a perdu son grade et qu’il est exclu de l’Armée. L’amnistie n’a pas pour effet de réintégrer automatiquement le grade [78] ni l’Armée quand bien même la condamnation est effacée.
Malgré l’amnistie, ils restent coupables d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Au vu des éléments nouveaux ici apportés qui font naître un doute sur la culpabilité des condamnés, un procès en révision à titre posthume permettra de faire œuvre de justice en s’appuyant sur l’article 34 de la loi d’amnistie du 16 août 1947 et sur l’article 17 de la loi d’amnistie du 16 avril 1946 : « L’amnistie ne peut en aucun cas faire obstacle à une action en révision ».
Sur les dossiers individuels des victimes, la décision suivante est tamponnée : « N’a pas droit à la mention “mort pour la France” ». Des officiers européens présents à Thiaroye ont quitté l’Armée peu de temps après avec pour certains une santé altérée ; d’autres ont été promus y compris dans les grades de la Légion d’Honneur.
Les archives de Thiaroye ne se sont pas recouvertes de poussière et nous sommes désormais au cœur d’une réalité historique qui nous renvoie à la mémoire de ces hommes. La République française va-telle poursuivre le déni et galvauder encore cette mémoire meurtrie ? A la veille du 70ème de ce massacre lié à une spoliation, n’est-il pas temps de le reconnaître, d’en tirer les conséquences et de prendre les dispositions qui s’imposent ?
Lorient le 27 mai 2014
Armelle Mabon
Maître de conférences
Université de Bretagne Sud
source:http://www.legrandsoir.info/le-massacre-de-thiaroye-senegal-1er-decembre-1944-une-synthese.html
Le massacre de Thiaroye, Sénégal, 1er décembre 1944 ; une synthèse
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