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Serigne Fallou Dieng, petit-fils de Serigne Touba et président du Cercle des intellectuels soufis, fait fi des complexes, désintègre le conformisme bienséant hypocrite. Sans se laisser distraire par l’illusion des mots, il confectionne son propre argumentaire, assis sur ses certitudes rigoureusement confectionnées. Venu rendre visite au journal Le Quotidien, il ouvre le feu roulant : procès de Karim Wade, traque des biens supposés mal acquis, gestion des marchés de Touba, statut spécial de la ville, croissant lunaire. Tout y passe. Il pose sans faux-fuyants, sans ambages. Avec toute la liberté de ton qui caractérise un homme qui lance d’office : «Touba n’a pas d’opposition, mais je suis une sentinelle là-bas.»
Serigne Fallou Dieng, aujourd’hui la traque des biens supposés mal acquis fait rage, avec en point d’orgue le procès de Karim Wade. Que vous inspire cette situation ?
En tant que soufi et intellectuel sénégalais qui a soutenu farouchement le combat citoyen, nous soutenons de manière très engagée la traque des biens mal acquis. Mais la démarche s’avère un peu maladroite parce que les personnes initialement poursuivies étaient au nombre de sept et actuellement il n’y a que Karim Wade qui soit dans les liens de la détention. Pour moi, cette situation a quelque chose de bizarre. Mais l’objectif de cette traque est noble, parce que l’Afrique fait un pari sur l’avenir et cherche à casser les ressorts d’une Afrique mal partie, ancrée dans le sous-développement endémique, dans les malversations sédimentaires, dans les injustices sociales et dans la délinquance économique.
La justice sénégalaise est en train de nous soulager des stéréotypes d’un homme africain mal parti. C’est la raison pour laquelle nous invitons les autorités publiques à davantage de pugnacité et d’intransigeance dans le jugement de Karim Wade.
Seulement, nous avons une lecture assez manichéenne, c’est-à-dire que le fait que la liste des personnes qui étaient initialement sept se ramène aujourd’hui à la seule personne de Karim Wade. Cette situation nous préoccupe et suscite nos interrogations, mais il faut que les Sénégalais cessent de s’engouffrer dans des artifices tels qu’un privilège de juridiction pour ne pas vouloir juger des crimes économiques.
Il faut que les gens soutiennent la Crei parce que Macky Sall peut être le futur client de la Crei. Il a déclaré avoir 8 milliards, un jour il peut être poursuivi. Mais cela ne doit pas faire échec aux revendications citoyennes pour la restitution des biens spoliés qui doivent être restitués.
Vous avez déploré le fait que seul Karim Wade soit aujourd’hui en détention. Cela ne renforce-t-il pas la suspicion selon laquelle ce procès n’est qu’un procès politique ?
Absolument. Parce que le fait que le procès soit parcellaire et sélectif conforte certaines analyses qui voudraient que le procès soit politique. Seulement le procès n’est pas politique, mais la politique s’y est invitée parce que le fait d’épargner quelqu’un comme Madické Niang, très proche des autorités de Touba, d’épargner Aminata Niane, une ex-collaboratrice du président de la République, prête à équivoque.
Je dirais que Macky Sall a évité toutes les lignes rouges que les Khalifes généraux ont eu à dresser. Tous ceux qui ont une proximité ou une audience auprès des religieux ont été épargnés par les poursuites.
Macky Sall nourrit-il une crainte vis-à-vis des familles religieuses ?
Absolument. Macky Sall a fait une traque de complaisance. Il a fait une compromission dans la traque. C’est-à-dire qu’il a évité les lignes rouges. Il sait ce que je dis.
Eviter ces lignes rouges ne fait que décrédibiliser davantage la Crei. Voilà pourquoi le Sénégal tend à rater le coche. Parce que si toutes les personnes indexées et épinglées dans les enquêtes n’étaient pas jugées, le Sénégal aurait largement raté le coche.
Mais quelle est la position intrinsèque de Touba dans cette traque ?
Touba ne veut pas se mettre à dos les Sénégalais et leurs intérêts collectifs. Même s’il y a quelques marabouts qui élèvent la voix pour protester contre la traque, la philosophie mouride est régie par la doctrine soufie. L’islam ne tolère pas qu’on recèle des biens volés.
Personne ne peut défendre un voleur. Ils ont causé du tort au Peuple sénégalais, ils n’ont qu’à rendre ce qu’ils ont pris. Tout autre argumentaire ne saurait être accepté et ne sera ni religieux ni islamique.
Vous avez souvent dénoncé des malversations supposées dans les chantiers de Touba…
Les chantiers des cités religieuses sont des niches de malversations et de détournements d’objectifs. Ces chantiers sont financés par le contribuable sénégalais sans que ces œuvres de développement obéissent aux logiques de priorités et impératifs locaux.
La méthode des chantiers que Abdoulaye Wade faisait miroiter à Touba par un populisme politique est la même que celle adoptée par Macky Sall pour s’attirer les bonnes grâces des autorités religieuses de Touba. L’Etat sait pertinemment que ces chantiers sont des niches de malversations et de détournements d’objectifs.
Comment s’opèrent ces malversations et ces détournements d’objectifs ?
Ce ne sont pas des chantiers dans lesquels l’Etat a spécifié les priorités locales. Par exemple si une route doit quitter un lieu dans Touba pour aller vers la Grande mosquée, là l’utilité est certaine parce que la Grande mosquée est une destination prisée et utilisée par tous. C’est le cas pour les routes qui vont vers un dispensaire.
Mais ce qu’on constate, c’est que ces routes sont faites pour desservir les maisons de certains fils de marabouts qui habitent dans des endroits éloignés. Ces routes vont jusqu’à ces demeures, les bordurent alors que l’utilité pratique n’existe pas, si ce n’est la satisfaction propre de ces fils de marabouts.
Ces derniers jours, une télévision de la place a montré les habitants de Guédé, un célèbre quartier de Touba, qui affirment n’avoir pas encore vu chez eux les infrastructures dont tout le monde parle. L’Etat, au lieu de se laisser manipuler, doit procéder lui-même, objectivement, à l’identification des priorités et concevoir des chantiers en fonction de cela. Il peut même dresser un schéma directeur et faire que ces routes aillent vers des écoles, des hôpitaux, des mosquées, etc.
C’est la même chose pour l’attribution des marchés à Touba. L’Etat ne doit pas laisser la mairie, les marabouts attribuer ces marchés. C’est l’Etat lui-même qui doit s’en charger. Même les subventions des cérémonies religieuses, les magal et autres évènements religieux, ne sont pas un alibi valable pour la mairie d’engager des dépenses extravagantes, qui ne se soumettraient à aucune rigueur de comptabilité et ne respecteraient pas les critères de la transparence, au grand dam des priorités socio-économiques locales.
Est-ce à dire que l’Etat n’a pas d’emprise sur l’attribution de certains marchés ?
En tout cas, l’attribution des chantiers à Touba est entourée d’opacité alors que cela devait se faire dans la clarté et la transparence. Le caractère spécial d’une cité religieuse ne saurait pas faire impasse aux exigences de reddition de comptes ou aux critères de la transparence. C’est le même constat avec la mairie de Touba. L’Etat est le plus grand contributeur qui décaisse l’argent du contribuable. Or, la plus grosse part de l’argent de la mairie va dans les subventions des cérémonies religieuses.
Pour vous, il y a là une sorte de dilapidation ?
Oui, parce que la plus grande part du budget de la mairie de Touba est engloutie par le financement des magals. Or, ces financements doivent se faire dans la transparence et ces magals doivent être triés. On ne peut pas financer les magals de chaque petit-fils de marabout. Combien de magals et d’évènements religieux y a-t-il à Touba dans l’année ? Personne ne le sait parce que personne ne sait l’étendue de la famille religieuse de Touba et chaque famille a son magal.
L’Inspection générale d’Etat doit aller à Touba voir ce qui s’y passe, parce que son caractère spécial ne doit pas l’exempter de l’obligation de reddition de comptes. Quand les gens parlent de statut spécial, ils ont l’habitude de comparer Touba au Vatican alors que la comparaison n’est pas fidèle.
Cette comparaison n’a-t-elle pas lieu d’être ?
Le Vatican n’est qu’un tout petit Etat, une petite enclave dans Rome, un support territorial pour la Principauté. Le Vatican compte huit cent citoyens et est financièrement indépendant de Rome qui ne le finance pas. Ce n’est pas le cas de Touba.
La deuxième différence réside dans le fait que seules huit cent personnes résident au Vatican qui n’a pas de citoyen permanent, parce que la citoyenneté est précaire. Les fonctionnaires qui y travaillent ont la carte d’identité du Vatican. Après la cessation de leurs fonctions, on retire leur carte d’identité. Le Vatican a une banque qui s’appelle Institution des œuvres religieuses (Ior) qui finance les œuvres.
Avant que l’Etat italien moderne ne voie le jour, le Vatican était déjà institué par un traité et Mussolini l’avait acheté à plus de 50 tonnes d’or avec le traité de 1929.
Selon les derniers recensements, Touba compte 600 mille habitants. Comment peut-on sacrifier les aspirations démocratiques de ces 600 mille habitants pour les desiderata d’une famille ? C’est inacceptable !
Il faut que les gens fassent la part des choses. Quand l’Etat finance Touba, ce n’est pas au nom de la famille religieuse Mbacké, mais au nom des 600 mille habitants qui ont des aspirations démocratiques.
Faut-il alors que l’Etat ait une meilleure emprise sur Touba ?
C’est un impératif que l’Etat contrôle la gestion de la mairie de Touba. Même si Abdou Lahat Kâ n’a pas été élu par la population de Touba, mais par la volonté du marabout, la première chose qu’il a faite après son élection, c’est de tendre les mains à l’Etat.
L’Etat a l’obligation de contrôler là où entrent ses deniers pour avoir la traçabilité de ses sous et contrôler les marchés. Cela nous ramène à la question du statut spécial.
Mais ce statut existe de fait…
Les gens invoquent souvent le statut de Rome qui n’a rien à voir avec celui de Touba. Là-bas, les Papes sont élus démocratiquement et ils ne sont pas issus d’une seule famille. Si Samba Ndiaye est cardinal aujourd’hui, demain, il peut être Pape. Les gens confondent statut spécial et particularisme religieux. Touba a un particularisme religieux, mais pas un statut spécial. Même les politiques qui l’invoquent pour des considérations politiciennes le savent pertinemment et le font exprès. Même si la gendarmerie de Touba est une gendarmerie spéciale, de même que la police, elles appliquent les lois de la République.
Quand on arrête un voleur, la gendarmerie n’attend pas l’onction du marabout pour le déférer. L’adjectif spécial procède du fait que le tabac, qui n’est pas interdit par les lois de la République, soit prohibé à Touba.
Le caractère saint de la ville lui a valu cette spécialité. Si un Mbacké-Mbacké cause un accident de la circulation, on le défère sans requérir l’aval du Khalife général. La permanence des lois de la République existe à Touba, mais il y a un certain particularisme religieux qui fait que l’alcool et le tabac sont interdits à Touba. C’est un compromis entre l’Etat et Touba et qui se justifie parfaitement. Touba ne rend pas des décisions de justice en fonction de la charia. Mais je suis pour la subvention par l’Etat de l’enseignement religieux qui se fait à Touba.
Le gouvernement doit voir comment encadrer l’appui aux évènements religieux. Le marabout doit être honoré et élevé à son rang et bénéficier de certaines prérogatives, mais cela doit s’arrêter là. Mais le statut spécial ne doit pas interférer en matière électorale. 600 mille personnes ne peuvent pas vouloir désigner leurs conseillers et qu’on prenne 67 personnes qui se nomment Mbacké pour les désigner. Cela n’est pas conforme à la démocratie alors que la population de Touba a de réelles aspirations démocratiques.
Cela s’est-il traduit par le choix massif porté sur le bulletin blanc par les populations de Touba ?
Les populations de Touba avaient déjà montré cela en 2009 et en 2002 à travers le bulletin blanc. Mais cette année, elles l’ont davantage montré. 18 mille bulletins blancs sur 22 mille votants, c’est très expressif. C’est une façon de dire : «Nous sommes des habitants de Touba et nous avons des aspirations démocratiques.»
L’Etat doit cesser les compromissions. Si la liste du Khalife qui est allée aux élections sous la bannière de Benno bokk yaakaar était sous celle de l’opposition, l’Etat n’aurait jamais accepté cela. Mais le schéma l’arrange parfaitement, alors il se tait.
Actuellement, on rattache à Touba des zones de Missira. On dit que Touba est un titre foncier. Mais alors pourquoi rattacher d’autres territoires à ce titre foncier ? On aliène par ce fait ces peuples-là alors qu’ils ont des aspirations démocratiques. Ce statut spécial n’est en réalité qu’une seigneurie. Ils veulent une seigneurie religieuse institutionnalisée. On ne peut pas demander des sous au nom de la population de Touba et décider sans eux, sans leur avis.
On invoque souvent la croissance, la densité démographique pour faire venir les financements et quand il s’agit de décider, on dit que c’est la volonté du marabout. Il est temps que la volonté du marabout épouse les aspirations des populations.
Mais est-ce que cette volonté du marabout est vraiment la sienne, celle du Khalife général ?
Cela ouvre la voie à beaucoup de questionnements. Le Khalife ne sait pas la volonté dite du marabout. Il est entouré par des groupes d’intérêts constitués par son entourage. Or, cet entourage peut être manipulé par l’Etat ou par n’importe quel lobby économique.
Je dénonce le harcèlement dont est victime la population de Touba. C’est comme si on les mâtait un peu. Quand on veut s’opposer à un projet, on reçoit des avertissements du genre : «On rappelle aux uns et aux autres quels sont les principes de fonctionnement de la ville.» Tout le monde a appris les principes de la ville. Serigne Touba les a consignés dans un livre et il n’y a rien de politique dans cette œuvre.
On n’acceptera pas cette coloration politique qu’on veut donner à la ville. C’est une ville religieuse et on sait quels sont les enseignements de l’islam. Ils sont consignés dans le Coran et Serigne Touba les a écrits.
Mais la question des élections est une question de souveraineté qui est inaliénable. Il y a des Mbacké-Mbacké qui entrent en politique sans crier gare et veulent être à l’abri des contestations. C’est impossible ! Ils invoquent les principes de la ville. Cela devient alors une seigneurie.
Le Mbacké-Mbacké fait de la politique et quand on le conteste, il vous accuse de transgression des règles de la ville. Quand on entre en politique, on doit être prêt à y laisser des plumes. Dès qu’ils entrent en politique, ils deviennent contestables. Donc, il y a du harcèlement, ce qui n’est pas conforme aux principes de la religion.
Récemment avec la Korité, plusieurs divergences ont été mises à nu avec l’apparition du croissant lunaire…
Les dirigeants musulmans doivent avant tout constater l’échec patent de la politique religieuse. Je parle de politique religieuse au lieu de discours religieux, parce que le discours religieux n’est rien d’autre que l’islam. Mais ce qu’ils font, c’est de la politique religieuse.
Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al Makhtoum avait dit en 2006, lors du magal, que la religion avait échoué. Et on a échoué. Il faut le reconnaître et nous atteler à organiser de réelles concertations religieuses sérieuses et inclusives, pas seulement entre Touba et Tivaouane pour résoudre cette équation du croissant lunaire.
Le Président, après la prière de la Korité, a dit qu’il y avait une concertation entre familles religieuses. Je m’inscris en faux. Il n’y a pas une concertation religieuse sérieuse entre familles religieuses. Ce qu’il y a eu, c’est un dialogue d’entente entre Vip. C’est-à-dire entre Touba et Tivaouane, avec comme toile de fond remorquer une mouvance politique à l’œil du cyclone d’un tourbillon revendicatif et protestataire.
Il ne s’agit pas d’un dialogue entre des porte-paroles qui sont des amis. Le dialogue doit interpeller tout le monde. Mais pas se contenter de sauver la face d’un gouvernement qui butte sur des contestations. Les chapelles soufies s’apparentent à bien des égards à des sociétés initiatiques non dogmatiques comme les sociétés initiatiques maçonniques et rosicruciennes. La seule différence réside dans la révérence envers Allah, notre dévotion envers Dieu. On a en commun le travail sur soi, les didactiques d’altérité comme l’amour du prochain.
Nous prions, craignons Dieu, or ces sociétés sont «conspirationnistes». A cet égard, il convient de rappeler que le champ d’action et d’intervention des religieux demeure exclusivement le redressement des mœurs, combattre l’appât du gain, l’individualisme et la corruption, mais non pas de s’ériger en cartels pour concocter des desseins hégémonistes ou se comporter en rabat-joie contre la poursuite des délinquances économiques. On est prêt à faire face à Macky Sall qui, de connivence avec des barons de Touba, veut politiser Touba.
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source:http://www.lequotidien.sn/index.php/la-une2/7196-statut-special-politique-et-bonne-gouvernance-dans-la-cite-de-bamba--serigne-fallou-dieng-flingue-touba