Account
Please wait, authorizing ...
Not a member? Sign up now
×

Sidebar

21
Jeu, Nov

Mondial 2014: " Le Dribble Est Né Au Brésil, Quand Les Joueurs Noirs Devaient Sauver Leur Peau"

SPORTS
Outils
Vos reglages
  • Plus petit Petit Moyen Grand Plus grand
  • Default Helvetica Segoe Georgia Times

Fast backlinks and Guest-post hosting

Dans "Eloge de l’esquive", l’écrivain Olivier Guez raconte l'histoire du dribble, et donc celle du Brésil. Entretien


Le Brésil, qui accueille le Mondial 2014, est connu dans le monde entier pour son « joga bonito ». Comment définir ce style de jeu?


Olivier Guez Le beau jeu brésilien est un football multicolore et flamboyant, où les attaquants jouent de la hanche comme des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira. C’est un jeu fait de fulgurances et d’improvisations individuelles, un jeu irrévérencieux. Par opposition au jeu européen, physique et géométrique, le jeu brésilien est intimement lié à la notion de jouissance.


Il émerge dans les années 1930, et c’est du jamais-vu à l’époque tant le football est alors dominé par le kick and rush britannique, un jeu dans les airs, basé sur de longues passes. À l’inverse, le dribble est l’élément central du jeu brésilien. Le dribble, c’est l’art d’éliminer, de tromper, de se jouer de l’adversaire. C’est un geste infantile et en même temps très sensuel où les passements de jambes font office de préliminaires. Ce jeu va atteindre son apogée avec l’équipe brésilienne de 1970, emmenée par Pelé, et le Brésil de 1982, celui des Zico, Socrates et Falcao, où les exploits individuels et les mouvements collectifs se combinaient à merveille.


Comment le dribble est-il né ?


Ce qui est fascinant, c’est de voir à quel point le dribble est le fruit de l’histoire brésilienne. Lorsque le football s’implante au Brésil au tournant du XXe siècle, c’est un sport de Blancs, de bourgeois et d’aristocrates. L’esclavage a été aboli en 1888 mais le Brésil demeure très marqué par la ségrégation raciale. Les élites blanches considèrent le métissage comme une malédiction nationale, une punition divine. Aucun joueur noir n’est donc toléré au sein des premiers grands clubs de football.


Pour échapper aux insultes et aux coups, certains joueurs mulâtres décident donc se travestir. Carlos Alberto s’enduit le visage de poudre de riz, Arthur Friedenreich, la première légende du football brésilien, lisse ses cheveux crépus de brillantine. C’est à ce même moment que naît le dribble. Pour ces joueurs, l’esquive est une façon d’éviter les charges rarement sanctionnées des adversaires blancs et les insultes des supporters. Le dribble est une ruse, une technique de survie. On dribble pour sauver sa peau.


En quoi le dribble peut-il être considéré comme l’essence du Brésil, comme vous l’écrivez ?


À nation métisse, football fanfare. Le dribble est le reflet de l’ethos afro-brésilien, le reflet de deux traits de caractère: le goût du prestige personnel et plus encore la malandrade, c’est à dire la roublardise.


Le vieil héritage ibérique du Brésil lui a donné la culture du beau geste et du panache. Ce qui compte pour les Brésiliens, c’est le talent, comme si un grand footballeur ne peut être qu’un surdoué, un joueur facile, un génie du dribble.


Quant à la roublardise, elle est très présente dans la société brésilienne, comme sur les terrains de foot. Si le vice est défensif en Argentine et en Uruguay, le dribble brésilien est le reflet d’un vice offensif. Les premiers dribleurs flamboyants étaient des descendants d’esclaves, des «malandros». Leur corps a longtemps été leur seule propriété. Et déstabiliser l’autre sans commettre de crime, sans user de la force, était pour eux la seule manière de survivre, sur un terrain de foot comme dans la vie. Le malandro, moitié voyou, moitié dandy, ne peut compter que sur sa roublardise. Au-delà du foot, on dit de lui que c’est un dribbleur social.


Quels liens peuvent être établis entre l’essor de ce football flamboyant et l’éveil culturel qui survient au même moment au Brésil ?


Les liens entre musique, danse et football sont très étroits au Brésil. Dans la samba comme dans le football, les mouvements des corps sont totalement spontanés. Les grandes équipes brésiliennes et la bossa-nova dégagent la même impression trompeuse de simplicité et de facilité. Et même si vous n’aimez pas le foot ou la musique, vous ne pouvez qu’être séduit par un beau dribble ou la guitare de Baden Powell.


Football, musique et danse, dans les années 1930, se tropicalisent. Le Brésil assume enfin la dimension africaine de son identité. Il sublime sa tare originelle : l’esclavage. Plus largement, par le football et le «joga bonito», le Brésil se trouve une identité propre, il réussit enfin à intégrer son passé douloureux à un roman national.


La politique brésilienne s’est beaucoup servi du football, notamment l’«Estado novo», l'Etat nouveau de Vargas à la fin des années 1930, pour souder une société de castes jusqu’alors très divisée. Aujourd’hui, c’est au tour du marketing de jouer avec. Nike, l’équipementier de la sélection, continue de valoriser cette notion de «joga bonito», même si, dans les faits, ce jeu n’est plus guère pratiqué par l’équipe nationale.


D’où vient votre fascination pour le Brésil et le jeu brésilien ?

 

Mon éveil footballistique a eu lieu lors du Mondial 1982. Je n’avais que 8 ans mais j’en garde des souvenirs très précis, comme le but sublime d’Eder contre l’URSS, après une feinte de Socrates. C’est sans doute l’un des plus beaux buts de l’histoire de la coupe du monde.


J’ai tout de suite été séduit par l’équipe brésilienne de 1982, que je considère, avec celle de 1970, comme la plus grande équipe de l’histoire. Elle pratiquait un football de rêve, offensif et joyeux, les joueurs avaient une élégance sans pareil, des visages incroyables, d’une grande intensité.


Au fil des années, j’ai lié ça avec une vraie passion pour l’Amérique latine. J’ai vécu au Nicaragua, j’ai découvert le Brésil en 2005, et j’y retourne régulièrement depuis. Quand on aime le foot, on ne peut qu’être fasciné par le Brésil. Et quand on aime le Brésil, on ne peut que s’intéresser au football. C’est un cercle vicieux…


Quels sont les dribbleurs qui vous ont le plus marqués ?


Garrincha, à juste titre, est considéré comme le plus génial dribbleur de l’histoire. Un, deux, trois passements de jambes, autant de feintes et de faux départs… Garrincha multipliait les provocations en quelques fractions de secondes. Garrincha était un obsédé sexuel, débile et alcoolique, mais il était la joie du peuple brésilien. On allait au stade comme on allait au cirque pour suivre les numéros de Garrincha le clown.


Je mets Pelé tout là haut aussi, même s’il était l’antithèse de Garrincha. Plus sérieux, plus intelligent aussi, il avait tout : la technique, la vision du jeu, une extraordinaire puissance physique, une détente étonnante malgré un gabarit plutôt modeste.


J’ai aussi beaucoup d’admiration pour Rivelino, génial ailier moustachu des années 1970, qui avait beaucoup de classe dans sa manière d’être, de jouer, de se déplacer. Plus près de nous, il y a bien sûr Ronaldinho, et je ne me lasse pas du dribble réalisé par Robinho face à l’Equateur, un soir d’octobre 2007, au Maracana.

 


Garrincha, Socrates… Le destin de nombreux dribbleurs est tragique. Comment l’expliquer ?


Le dribble est un geste de jouisseurs. Ces hommes flirtent sans cesse avec leurs limites, ce sont des types qui ne sont pas raisonnables, qui ne savent pas toujours s’arrêter. Ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si Garrincha s’est prêté à toutes sortes d’excès, des femmes à l’alcool, et s’il est mort à 49 ans. Idem pour Socrates, que le penchant pour l’alcool a également tué.


Plus récemment, les destins d’un Ronaldinho ou d’un Adriano vont dans ce sens, même s’ils sont bien moins tragiques. Leur talent est énorme, mais ils se sont tous les deux brûlés les ailes. Si Ronaldinho avait été un peu plus sérieux, il ne regarderait pas le Mondial 2014 à la télé cet été.


Il y a dans le dribble quelque chose de très beau, un esthétisme fou, mais il y aussi une vraie violence. Le dribble est à l’image du Brésil. Comme la société où il a émergé, c’est un geste sans cesse sur le point de rupture.


Ce qui a longtemps différencié le jeu brésilien du jeu européen, c’est d’ailleurs cette notion de prise de risque. Au Brésil, dans la vie comme dans le foot, on joue davantage qu’en Europe. Le plaisir, l’envie de faire le spectacle, de tromper l’autre, passe avant toute chose. La donne est différente en Europe et en France. Regardez ce qui est arrivé à Ginola. C’était un joueur très fort techniquement, mais on ne lui a jamais pardonné une perte de balle…

 

source:http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140611.OBS0107/le-dribble-est-ne-au-bresil-quand-les-joueurs-noirs-devaient-sauver-leurs-peaux.html